Feu grégeois

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Feu grégeois tel que décrit dans le manuscrit Skylitzes (Madrid)
Feu grégeois tel que décrit dans le manuscrit Skylitzes (Madrid)

L’invention du feu grégeois (du latin græcus, grec) et le secret gardé sur sa composition furent capitaux pour la survie de l’empire byzantin. C'était un peu l'ancêtre du napalm moderne.

La formule est attribué au « chimiste » Callinicus originaire d’Héliopolis en Syrie (ou en Égypte selon Cédrénus). Elle aurait été élaborée vers 670. Ce mélange particulièrement inflammable de naphte, salpêtre, soufre et bitume possède une propriété stupéfiante : il brûle même au contact de l’eau. Les Grecs l’appelaient d’ailleurs feu « liquide » ou « maritime ». En brûlant, il produisait une fumée épaisse et une explosion bruyante qui ne manquait pas d’effrayer les Barbares.

Gustave Schlumberger écrit à son propos :

« En mer, les navires byzantins — tel que le dromon et le chelandion — devinrent redoutables entre tous. Ce qui rendait tous ces navires redoutables aux ennemis, ce qui leur avait fait donner le nom de vaisseaux porte-feu ou « pyrophores », c'était l'appareil spécial dont chacun était muni, appareil propre à projeter « le feu liquide », l'épouvantable feu grégeois. Un tube en plomb ou en cuivre acheminait le liquide jusqu’à la proue d’où une gueule de lion ou d’un quelconque animal monstrueux arrosait l’ennemi de flammes. Ce sont là les fameux « siphons » mentionnés par les chroniqueurs des guerres du moyen âge oriental. Par une extrémité, ils plongeaient dans de vastes chaudrons tout pleins du mélange infernal; par l'autre, ils crachaient cette pluie enflammée et mortelle sur le front du navire ennemi, incendiant, détruisant quiconque était proche. D'habiles artificiers dirigeaient facilement d'un bord à l'autre du chandelion ou dromon ce jet terrible, suivant les vicissitudes diverses de ce combat corps à corps. Parfois on plaçait aussi des siphons à la poupe et sur les deux flancs du navire ainsi transformé en véritable machine infernale. En l'an du Christ 960, le capitaine Nicéphore Phocas assembla une flotte ainsi équipée pour aller châtier les terribles pirates sarrasins de l'île de Crète. Cette expédition de Crète, en dehors d'une foule d'autres espèces de navires, comptait plus de deux mille « chelandia » armés du feu grégeois. Cette découverte vint à point nommé pour résister aux Omeyyades lors du siège de Constantinople de 674-678. C’est elle entre autre qui permit à Constantin IV de repousser les armées du Calife Yezid et de prolonger la vie de l’Empire de quelques siècles. Les byzantins cachèrent leur secret avec un soin prodigieux. Les empereurs, dans leurs instructions suprêmes, recommandaient à leurs successeurs de le conserver à tout prix et formulaient l'anathème contre l'impie assez coupable pour le dévoiler. Lorsqu'un prince étranger ou quelque autre, demandait à être initié, on lui envoyait des tourtes pleines du meurtrier ingrédient, mais on ne lui livrait à aucun prix les procédés de fabrication, du reste probablement assez nombreux. Les contemporains font trop constamment allusion, à propos du feu grégeois, à des phénomènes de projection instantanée, d'explosion violente, insistant sur les détonations infernales, le subit et énorme développement de fumée, le trajet rapide comme l'éclair de la matière enflammée, pour qu'on ne soit pas forcé d'admettre la présence dans la préparation de mélanges détonants analogues ou très voisins de la poudre de guerre moderne, combinaisons diverses de nitre, de salpêtre, de soufre, de charbon. Il paraît aujourd'hui certain que l'huile de naphte ou quelque autre matière bitumeuse liquide de ce genre devait jouer dans la composition du feu grégeois un rôle capital. Il y a dans beaucoup de récits contemporains des descriptions des effets produits par son action, des détails sur la nature des ravages causés par lui, qui rappellent d'une manière tout à fait frappante les incendies amenés par les huiles inflammables et par ce terrible pétrole si voisin du naphte oriental. En tout cas, ce qu'on appelle communément le feu grégeois n'était pas une recette unique, et la vérité serait plutôt, que les artificiers byzantins avaient à leur disposition sous cette formule générique un grand nombre de préparations différentes, les unes simplement inflammables, les autres à la fois inflammables et détonantes. Divers textes disent formellement que la redoutable matière introduite dans les fameux tubes flexibles ou siphons et projetée violemment à travers eux, grâce à un mécanisme que nous ne connaissons point et que certains écrivains ont cru pouvoir assimiler au jeu d'une pompe foulante, s'enflammait à l'orifice même des tubes, orifice autour duquel étaient constamment disposés des paquets d'étoupe imbibés de matières inflammables, en état de combustion lente. Le feu grégeois ainsi obtenu éclatait violemment et couvrait l'espace d'un affreux mélange de feu et de fumée. Il existait bien d'autres moyens d'user de cet engin diabolique. On le lançait sur le pont des navires ennemis ou dans l'intérieur des villes assiégées à l'aide d'arbalètes à tour ou de grosses machines à fronde qui en répandaient d'un seul coup une énorme quantité enfermée dans quelque pot ou récipient, sorte de marmite de matière friable, véritable boîte d'artifice. Le contenu, liquide ou solide, enflammé à un moment donné par le moyen d'une mèche habilement disposée, éclatait au milieu de sa course folle, peut-être par la simple action du choc de l'air, faisant voler en éclats son fragile récipient, et retombait sur les malheureux combattants à l'état de nuage de feu. On lançait encore et fort souvent le feu grégeois dans de petits tubes à main, ou cheirosiphones. On en garnissait aussi, la pointe de massues à asperger, ou de lances, de flèches recouvertes d'étoupe qu'on enflammait au moment de les projeter, en dirigeant la flamme contre l'ennemi. Mais un des procédés le plus en usage était celui d'enfermer la matière inflammable dans la cavité de petits projectiles à main en verre ou en terre cuite au four, les analogues véritables des grenades et « cocktails Molotov ». Les textes contemporains font souvent mention de ces petits engins dont nos musées possèdent aujourd'hui quelques exemplaires rapportés d'Orient. Les voyageurs ont pu voir à Smyrne, à Beyrouth, à Damas, chez les marchands de curiosités de bazars, de petit vases ou récipients en terre cuite, creux, en forme de pomme de pin, à paroi fort épaisses percés à la base d'un unique orifice fort étroit. On les prenait jadis pour des objets de provenance phénicienne. Mais M. de Sauley a prouvé d'une façon certaine que c'étaient là les fameuses grenades médiévales que les fantassins arabes ou byzantins jetaient devant eux en courant à l'assaut d'une forteresse ou en escaladant le pont d'un navire. « Lorsqu'on avait, dit-il, introduit dans ce petit récipient à parois épaisses la matière éminemment inflammable et détonante d'une espèce de feu grégeois, l'orifice était obstrué et garni d'une mèche ou sorte d'étoupille, destinée à porter le feu à l'intérieur. Lorsque l'étoupille était allumée, le projectile était lancé et éclatait. On conçoit assez aisément que l'épaisseur et la compacité des fragments projetés par l'explosion devaient occasionner des blessures à peu près aussi graves que produisent les éclats d'obus. » Quelques-uns de ces petits engins destructeurs portent encore en contremarque les noms des villes arabes où ils ont été fabriqués. On lançait de même sur le navire où l'édifice attaqué des pots de naphte ou d'autre matières inflammables, non encore allumés, et, quand on avait bien pétrolé de vastes surfaces, on y jetait des corps en ignition, grenades ou brandons, qui mettaient instantanément le feu à toutes les parois imbibées. Enfin, on dirigeait aussi sur la flotte ennemie de gros brûlots enflammés et pleins du terrible feu liquide. Le feu grégeois, ainsi projeté ou poussé de diverses manières en quantité prodigieuse, traversait l'espace avec des détonations formidables et des fulgurations extraordinaires. Il embrasait en un instant, disait la chronique populaire, des navires, des édifices, voire des bataillons entiers. Sa flamme, disait-on, se portait dans toutes les directions, en bas comme en haut; elle dévorait tout, même les pierres. Tout cela était certainement fort exagéré. Mais c'est fort à tort qu'on a voulu nier à tout prix les effets extraordinaires du feu grégeois. Pourquoi, si cet engin eût été si inoffensif, eût-il tenu une place aussi considérable dans les préoccupations des hommes de guerre byzantins et dans l'armement de leurs flottes et de leur matériel de siège? Les Byzantins avaient ainsi, depuis le septième siècle, admirablement développé cet art multiple de la pyrotechnie appliquée à la guerre navale. Les effrayantes manifestations, les ravages affreux du feu grégeois sous toutes ses formes communiquaient à ces luttes entres flottes byzantines et sarrasines un cachet de tumultueuse et fantastique épouvante dont les récits des contemporains nous ont laissé le bien frappant témoignage. Ce devait être une scène infernale que ce combat corps à corps de plusieurs centaines de ces « chelandia » montés chacune par de nombreux et sauvages combattants, montagnards de Pamphylie ou nègres d'Afrique. Qu'on s'imagine, au milieu des fracas de tous ces gros navires s'entre-choquant, les hurlements de ces milliers de guerriers courant à l'abordage, hurlements tels, disent les chroniqueurs, qu'ils couvraient les sons les plus aigus et que les commandements des capitaines byzantins devaient se faire par signaux au moyen des flammes des pavillons; qu'on s'imagine dans cet immense tumulte, au milieu du bruit des vagues, du cliquetis de tant d'armes diverses, du choc sourd des projectiles lancés par les machines, les incessantes détonations des pots à feu grégeois, des fusées à main traversant l'air avec la rapidité de l'éclair, éclatant avec le bruit du tonnerre, illuminant l'espace de lueurs incessantes telles que, suivant encore les récits contemporains, on y voyait de nuit comme en plein jour, l'emplissant soudain d'énormes nuages d'épaisse fumée, et, sur ce fond infernal, rouge de feu, noir de vapeurs infectes, les combattants nus, éclairés de teintes diaboliques, s'accrochant, pareils à des démons, aux flancs des navires, fuyant le feu, se poursuivant le long des cordages, et partout, sur la crête des vagues, sur les cuirasses étincelantes des soldats « Cataphractaires », c’est-à-dire vêtus de mailles, sur les ponts des navires, sur les corps noirs ou blancs des nègres d'Éthiopie ou des blonds mercenaires scandinaves, la flamme grégeoise courant étincelante et rapide, se divisant en mille flammes nouvelles, portant partout la destruction, arrachant mille cris de douleur! Des textes par dizaines, par centaines, nous disent à satiété cette terreur qu'inspiraient aux soldats des peuples étrangers les effets du feu grégeois. Lisez les récits de Joinville. L'impression est extraordinaire: chaque fois que le redoutable engin traversait l'espace ou l'illuminait de son effroyable lueur, le bon saint Louis et tous ses preux se jetaient à terre, criant: « Seigneur, ayez pitié de nous! » Chaque homme touché se croyait perdu. Vingt ans après l'expédition de Crète, lors de la terrible attaque que dirigea contre Constantinople, sous le règne de Constantin Porphyrogénète et la régence de Romain Lécapène, Igor, le prince russe, à la tête de dix mille barques de guerre, l'immense flottille barbare se trouva littéralement couverte de feu grégeois. «  Dès qu'ils virent, dit Alfred Rambaud, les lumières des siphons, la terreur les prit. En dépit de leurs lourds casques et de leurs lourdes cuirasses, ils se jetaient hors de leurs barques, aimant mieux être noyés dans les flots que brûlés par le feu; entraînés par le poids de leurs armes, ils descendaient au fond de la mer.» Le feu grégeois, voilà, de tout cet immense désastre, ce qui frappa surtout l'imagination du peuple russe et celle de ses chroniqueurs. Chacun des survivants racontait à ses amis ce qui s'était passé: « Les Grecs ont un feu semblable aux éclairs dans le ciel, et, en le lançant contre nous, ils nous ont brûlés; c'est pourquoi nous n'avons pu les vaincre! » »

Il suffit cependant par la suite aux musulmans de retourner les forces maritimes des provinces byzantines conquises contre leur ancien suzerain pour disposer de cette technologie. Le feu grégeois fut utilisé jusqu’au XIVe siècle jusqu'à l'emploi d'une substance plus redoutable encore : la poudre à canon. Sa composition fut perdue après la chute de Constantinople, en 1453.

Dupré découvrit par hasard un nouveau feu grégeois au XVIIIe siècle, et communiqua sa découverte à Louis XV (1759). Les effets en étaient si terribles que, par humanisme, le roi de France préféra ensevelir ce secret dans l'oubli, et acheta le silence de Dupré en lui donnant une pension de 2000 livres.

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