Valeur travail (idéologie)

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Pour l’article homonyme?, voir Valeur travail (économie)

Pour les économistes du XIXe siècle, et notamment Ricardo et Marx, la « valeur travail » est un concept précis qui renvoie à l'idée que la valeur d'échange des marchandises est proportionnelle à la quantité de travail qu'elles incorporent. Ainsi, la notion de « valeur travail » s'oppose à la notion de « valeur utilité » comme fondement de la valeur des marchandises, et à l'idée que la loi de l'offre et de la demande serait ce qui déterminerait le prix des marchandises. On se réfèrera aux articles homonymes : valeur travail (économie) et théorie de la valeur (marxisme)

De nos jours, l'expression valeur travail a acquis un sens moral. La valeur travail est notamment opposée à la valeur produite par les marchés financiers considérée par certains comme immorale car ne résultant pas d'un travail.[réf. nécessaire] Nous sommes ici dans le domaine affirmé de l'idéologie, en tant que science des idées, ou moyen de représentation du monde. Selon le système de valeur, le travail peut y avoir une place plus ou moins importante et il peut y être plus ou moins bien considéré.

Sommaire

[modifier] Critique de la valeur travail

L'opposition principale au concept de valeur travail aussi bien dans son acception économique que dans son acception morale vient de certains penseurs libéraux qui défendent une conception subjective de la valeur.

[modifier] Critique économique

Pour toutes les écoles libérales depuis les auteurs libéraux classiques français, lors de tout échange volontaire, et lorsque le vendeur et l'acheteur sont suffisamment informés, les deux parties - acheteur et vendeur - sont gagnants. Ce concept économique invalide l'argument marxiste du profit réalisé au dépend de celui qui vend son travail.

D'autre part l’école autrichienne d'économie (Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek), s'est attachée à démontrer que la valeur d'un bien ou d'un service n'est pas un attribut figé et mesurable du bien lui-même. Cette valeur dépend de l'attrait que ce bien peut avoir à un moment donné pour des personnes données. La valeur du travail comme celle des biens produits, peut donc fluctuer dans le temps, suivant le lieu, suivant les circonstances et suivant l'acheteur. Il est donc très difficile voire impossible d'incorporer une valeur travail - fluctuante - à des biens dont la valeur est elle-même fluctuante. C'est la conception subjective de la valeur.

[modifier] Critique morale

Sur le plan moral la notion de valeur travail est employée aussi bien par la gauche que par la droite pour mesurer la contribution de chaque individu à la société et ainsi déterminer son mérite et sa juste rémunération. Cette vision est contestée par les libéraux qui considèrent que le marché rémunère spontanément ceux qui rendent service aux autres, c'est à dire que le marché est mécaniquement altruiste alors que la rémunération du travail en tant que tel revient à rémunérer la force ou le mérite indépendamment des services rendus. En d'autres termes il n'y a pas de valeur travail inconditionnelle. La valeur d'un travail varie en fonction de l'intérêt que d'autres lui portent.

[modifier] Historique de la valeur travail comme idéologie

[modifier] La valeur travail dans l'Antiquité

La valeur travail est quasi inexistante dans la Grèce antique. Seul le travail agricole est parfois loué. Les activités sont classées dans diverses catégories sans que la notion générale de travail s’impose. Les Grecs distinguent deux grands groupes de tâches, l’une désignée par le terme ponos qui regroupe les activités pénibles exigeant un effort et un contact avec la matière considérées comme dégradantes. Les autres, identifiées comme ergon (œuvre), sont associées à des arts, tous particuliers, ne pouvant faire l’objet d’une commune mesure : le travail. L’idéal grec se trouve au contraire dans le digne loisir qui permet l’entretien du corps (gymnastique) et de l’esprit (science comme contemplation du vrai), et surtout la participation aux affaires de la Cité. De cette conception dérive l’usage fréquent des esclaves dont la valeur n’est pas estimée en terme de travail mais d’utilité. Ainsi, selon Karl Popper dans La Société ouverte et ses ennemis, Platon considère que « les travailleurs, marchands et autres, font partie de cette tourbe dont l'unique fonction est de pourvoir aux besoins matériels des gouvernants »[1].

L'étymologie du mot travail qui vient du latin tripalium, un instrument de torture à trois pieux, nous renseigne par exemple sur la valeur attribuée au travail dans la Rome antique.

[modifier] Le travail et Confucius

La pensée confucianiste pose le travail comme une valeur importante :

« Choisissez un travail que vous aimez et vous n'aurez pas à travailler un seul jour de votre vie. »

« Lorsque vous travaillez pour les autres, faites-le avec autant d'ardeur que si c'était pour vous-même. »

[modifier] La valeur travail dans le christianisme[2]

Contrairement à une idée qui est plus ou moins répandue, le travail n'est pas un châtiment divin qui viendrait punir le péché originel. Dieu avait donné la Terre à l'Homme pour qu'il la cultive avant même le péché originel. Par contre, à cause du péché originel, le travail est devenu pénible par certains aspects: « Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre : Tu n'en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, [...] C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris ; [...] Et l'Éternel Dieu le chassa du jardin d'Éden, pour qu'il cultivât la terre, d'où il avait été pris. »[3]

La Bible n'encourage pas à la paresse : « lorsque nous étions chez vous, nous vous disions expressément, si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus. »[4]

Mais l'exploitation inconsidérée du travail y est également clairement dénoncée : « À vous maintenant, riches ! Pleurez et gémissez, à cause des malheurs qui viendront sur vous. Vos richesses sont pourries, et vos vêtements sont rongés par les teignes. Votre or et votre argent sont rouillés ; et leur rouille s'élèvera en témoignage contre vous, et dévorera vos chairs comme un feu. Vous avez amassé des trésors dans les derniers jours ! Voici, le salaire des ouvriers qui ont moissonné vos champs, et dont vous les avez frustrés, crie, et les cris des moissonneurs sont parvenus jusqu'aux oreilles du Seigneur des armées. » [5]

Le travail a été une valeur judéo-chrétienne mise en avant par la suite par notamment saint Jean-Baptiste de la Salle, et est également un des fondements idéologiques du protestantisme[6]. Plus récemment, l'Eglise Catholique a solennellement réaffirmé la valeur sanctificatrice du travail lors du concile Vatican II. La doctrine sociale de l'Eglise consacre elle aussi une grande partie de son enseignement aux rapports des hommes avec le travail [7].

[modifier] Au Moyen Âge

Au Moyen Âge, les théologiens attribuent des valeurs contradictoires au travail. À l'époque carolingienne, les clercs occidentaux distinguent deux types de travail : le travail intellectuel (arts libéraux) et le travail physique (arts mécaniques)[8]. Le travail des paysans est méprisé par les lettrés : au Xe siècle, Adalbéron de Laon décrit dans son Poème au roi Robert une société hiérarchisée dans laquelle « ceux qui travaillent » sont considérés comme inférieurs au clercs et aux chevaliers. Les paysans doivent à leur seigneur un travail gratuit, la corvée mais l'esclavage recule à la fin des temps carolingiens. L'Église interdit le travail le dimanche, mais également les jours de fêtes, qui sont fort nombreux au Moyen Âge : vers 1350, un jour sur deux est férié[9].

Dans les monastères, la règle bénédictine prévoit le travail des moines pour la communauté, ainsi que d'autres tâches comme la copie de manuscrits. Au XIIe siècle, l'abbé Bernard de Clairvaux revalorise le travail manuel, en réaction au mode de vie clunisien et de certains évêques. Les cisterciens cultivent leurs domaines en faire-valoir direct, avec l'aide de frères convers. À la même époque, la scolastique réhabilite le travail.

[modifier] L'invention du travail et les trois dimensions du travail

On peut dater l'invention de la notion moderne de travail du XVIIIe siècle. Adam Smith l'exprime au mieux dans sa Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations. Le travail est défini comme ce qui crée de la richesse (notre actuel « facteur de production »). Mais il n'est pas « valorisé » : il reste synonyme de peine et d'effort. Au début du XIXe siècle, une autre conception du travail se fait jour : le travail est désormais défini comme une liberté créatrice, "l'essence de l'homme". Marx poussera cette définition à son acmé. A la fin du XIXe siècle, l'idée du travail comme valeur reste fortement ancrée chez les socialistes, mais les Etats-Providence vont se mettre en place en faisant du lien salarial le canal par lequel les droits, les protections et les revenus se mettent en place : alors que Marx voyait dans l'abolition du rapport salarial le moyen de rendre le travail (actuellement aliéné) conforme à son essence (travail épanouissant), le rapport salarial devient au contraire ce par quoi transitent les revenus, les droits et les protections (notamment le droit du travail et le droit social). Il incombe dés lors à l'Etat-Providence de maintenir à tout prix le plein emploi. Mais le "citoyen est dédommagé pour la pénibilité qui reste, quoi qu'il en soit, attachée au statut de salarié, même s'il est plus confortable...Le levier permettant de pacifier l'antagonisme de classe reste donc la neutralisation de la matière à conflit que continue de recéler le travail salarié (Habermas). [10]

[modifier] Au XIXe siècle

Pour la valeur travail en tant que base de la valeur d'échange selon David Ricardo et Karl Marx, voyez l'article sur la théorie de la valeur. Ce concept est fondamental dans le débat économique et politique, dans la mesure où, selon Marx, la politique c'est « l'organisation de la production à l'échelle sociale ».

Hegel développe l'idée du travail libérateur : « Arbeit macht frei » (le travail rend libre).

[modifier] Au XXe siècle

[modifier] Idéologie pendant la Seconde Guerre mondiale

Le régime nazi reprend le thème du travail libérateur et positif, par opposition à la vieille image du juif, usurier inactif et parasite, profitant du travail des autres. Le slogan hegelien Arbeit macht freisera même apposé à l'entrée des camps d'extermination.

Le régime de Vichy, imitant l'Allemagne et voulant tourner le dos aux conceptions du front populaire (semaines des 40 heures, congés payés, etc.), où il voit la source de la défaite, reprend la glorification du travail. Une nouvelle devise nationale voit le jour en 1941 dans le cadre de la Révolution nationale voulue par le maréchal Philippe Pétain : Travail, Famille, Patrie. Le droit de grève est supprimé, de même que l'activité syndicale. Les syndicats sont remplacés par des corporations contrôlées par l'État. Le retour à la terre est encouragé. Le travail des femmes, en revanche, est découragé : la politique nataliste du régime veut qu'elles soient des mères, pas des travailleuses : la division sexuelle du travail est officiellement légitimée[11].

[modifier] De la valeur du travail à sa remise en cause : vers une société du loisir ?

À la suite à la Seconde Guerre mondiale, la France (mais aussi les pays développés) connaissent une période de croissance importante lors des Trente Glorieuses. On voit ainsi que les classes moyennes bénéficient de l’élévation de leurs niveaux de vie et de l’essor de la consommation de masse. Les activités liées aux loisirs participent dès lors de l’épanouissement personnel aux côtés des activités professionnelles, et remettant en cause l'idée du travail au profit de la société du loisir (congés payés, baisse du temps de travail…).

En parallèle, l’évolution de la nature des tâches provoque un déplacement de valeur : on passe de l’effort physique à l’intellectualisation des tâches. Au début des années 1970, grâce à une croissance économique qui s’inscrit dans la durée, la situation des salariés leur est très favorable : plein emploi, niveau de salaire garanti, protection sociale, améliorations des conditions de travail… De la même manière, les conditions de vie s’améliorent : santé, logement, éducation, consommation, loisirs… Il faut cependant nuancer ce mieux social : en effet, la modernisation des entreprises après-guerre ne concerne que les entreprises de pointe. Dans les secteurs plus classiques de l’industrie (automobile, métallurgie, textile), les conditions de travail sont quasiment restées les mêmes dans les usines, de la Première guerre mondiale aux années 1970 : électrification, mécanisation des tâches, organisation scientifique du travail… L’évolution par automatisation vers des tâches plus cognitives sera plus tardive.

La contestation du travail comme valeur atteint son apogée en mai 68 avec le mouvement social. Les ouvriers dénoncent leurs conditions de travail et la jeunesse, qui se constitue en entité spécifique, les valeurs de rationalité, de productivisme, de consumérisme qui ne font plus sens pour elle. Cette génération est « allergique » au travail.

Grâce aux luttes syndicales et à la bonne santé économique des Trente Glorieuses, la société acquiert un niveau de vie satisfaisant dans lequel les loisirs font irruption et occupent rapidement une place importante. Dans les années 1970, des auteurs (utopistes ?) ont alors prédit la fin du travail. La productivité des agents économiques, des homo economicus, atteignant un tel degré de perfection qu’il leur serait possible de ne travailler qu’en fonction des besoins et de passer le reste de leur temps à se divertir. Cette thèse fait encore débat aujourd’hui.

[modifier] Emploi aujourd’hui

L'expression de valeur travail est souvent usitée dans les rapports politiques droite/gauche.

Ainsi s'exprime par exemple le parlementaire français Gilles Carrez (UMP) : [12] :

  • «Le travail comme valeur fondatrice d'une droite moderne et populaire»
  • «Le travail comme fondement de la politique économique du gouvernement»

La « valeur travail » serait une valeur des personnes qui pensent que «le travail est la condition du sens de la vie». S'appuyant sur cette valeur, les aides sociales seront une idée plutôt déconsidérée, car elles pourraient permettre de vivre sans travailler. Ainsi les propos de Nicolas Sarkozy lorsque celui-ci affirme que « le travail est une libération, le chômage est une aliénation ».

À cette vision, s'opposerait une vision dite « de gauche », qui présenterait le travail comme un simple moyen de subsistance, voire une aliénation à abolir selon Karl Marx ou Lafargue[13]. S'ensuivrait une moindre réticence à mettre en place des aides sociales, permettant aux personnes les plus pauvres de survivre, même en cas de contexte économique difficile.

[modifier] Voir aussi

[modifier] Notes et références

  1. Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, Tome 1: L'ascendant de Platon, Seuil, 1980, p.49
  2. P. Debergé, « Le travail dans la Bible, dans la tradition judéo-chrétienne et dans l’enseignement de l’Église », in Travailler et vivre. LXXVe session des Semaines sociales de France, Bayard, Paris, 2001.
  3. Genèse, III, 17-23
  4. Thessaloniciens 3:10
  5. Jacques 5:1-4
  6. Voir par exemple Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme
  7. Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise, éditions du Cerf
  8. Jacques Le Goff, article « Travail » dans Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, PUF, 2002, p.1404
  9. André Vauchez, « Jésus, Marie, Satan... A quoi croyait-on vraiment ? », dans L'Histoire, n°305, janvier 2006, p.56
  10. D. Méda, Le Travail. Une valeur en voie de disparition, Champs-Flammarion, 1998
  11. L'Europe et la France pendant la Seconde Guerre mondiale, second chapitre (Cours d'histoire)
  12. [pdf]Rapport de Gilles Carrez sur la valeur travail
  13. Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Mille et une nuits, Paris, 1994.

[modifier] Bibliographie

  • Jacques Le Goff, article « Travail » dans Claude Gauvard, Alain de Libera, Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, PUF (coll. « Quadrige »), Paris, 2002 (1°éd.), (ISBN 2130530575), pp.1404-1406.
  • Carl Menger, Principes d'économie