Grammaire cognitive

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La grammaire cognitive (en anglais : Cognitive Grammar) constitue une approche cognitive du langage, développée depuis 1976 par Ronald Langacker. Celui-ci en a présenté les principes dans son ouvrage en deux volumes, Foundations of Cognitive Grammar, devenu un point de départ incontournable dans le domaine émergent de la linguistique cognitive.

Sommaire

[modifier] Idées principales


Les points marquants de la théorie de la Grammaire Cognitive (GC) récapitulés ci-après proviennent de Cognitive Grammar: A Basic Introduction (voir section Bibliographie).

[modifier] Présentation générale

[modifier] Objectifs, définition du champ d'étude

La GC se présente comme une théorie détaillée, complète et cohérente de la structure du langage, de surcroît naturelle intuitivement, plausible psychologiquement, et viable empiriquement. Il s'agit d'une approche fonctionnelle, qui se distingue de l’approche formelle du fait qu’elle considère les fonctions comme fondamentales, et non subsidiaires. Langacker reconnait toutefois que le point de vue de la GC n'est pas standard ou « orthodoxe » par rapport aux théories dominantes.

La GC s'intéresse à l'aspect phénoménologique plutôt qu'au processus cérébral, qui relève des neurosciences.

[modifier] Thèses principales

La GC considère les langues naturelles comme consistant uniquement d'unités sémantiques, phonologiques [1] et symboliques (ces dernières consistant dans la mise en relation conventionnelle d'unités phonologiques et sémantiques). De même que les grammaires de construction (développées notamment par la linguiste Adele Goldberg, disciple de Langacker), et à l'encontre d'un grand nombre de théories linguistiques appartenant au courant dominant, la grammaire cognitive étend la notion d'unités symboliques à la grammaire des langues. Langacker suggère en outre que les structures linguistiques sont motivées par des processus cognitifs généraux. Dans la formulation de cette théorie, il invoque fréquemment des principes de la psychologie de la forme (gestalt) et établit des analogies entre la structure linguistique et certains aspects de la perception visuelle.

La GC affirme que la grammaire ne constitue pas un système formel ou un module autonome : elle représente une facette de la cognition en général et est porteuse de sens. Il n'y aurait pas de frontière rigoureuse entre le lexique et la grammaire, mais plutôt une gradation ; de surcroit, il existerait un niveau intermédiaire (illustré par exemple par les racines sémitiques, les affixes, les expressions idiomatiques...) D'une manière générale, Langacker donne la préférence aux conceptions continues ou prototypiques sur la décomposition en unités discrètes. Il considère que l'aspect discret des distinctions a été imposé par commodité par les linguistes plutôt qu'il ne reflète une réalité.

[modifier] Limites

La GC entend se limiter aux faits de langue effectivement rencontrés, et aux abstractions et aux catégorisations qu'il est possible d'en inférer directement. C'est ce que Langacker appelle « l'exigence de contenu » (content requirement) qui permet de « garder les pieds sur terre ».

Il a été reproché à la GC de « ne pas faire de prédictions ». Langacker soutient que, si presque tout en linguistique est motivé, la prédictibilité ne peut toutefois être que probabiliste, et non absolue.

[modifier] Outils et méthodes

La GC se veut une démarche rigoureuse et argumentée. Elle s'appuie notamment sur :

La GC fait davantage usage de schémas intuitifs que de formules symboliques. Ces schémas illustrent trois types de notions fondamentales : des concepts minimaux de domaines particuliers de l'expérience ; des concepts configurationnels plus abstraits ; des archétypes conceptuels, beaucoup plus concrets. La GC n’affirme pas que le sens est entièrement basé sur l’espace ou la perception visuelle, mais considère la métaphore visuelle comme pratique et parlante.

[modifier] Le sens

Le sens est identifié à la conceptualisation (processus cognitif dynamique, pourvu d'une dimension temporelle), et non aux concepts (statiques). Il est avant tout individuel, même s'il s'est développé au travers d'interactions sociales. Il ne peut pas se limiter à une définition de dictionnaire. Basé sur la réalité physique, il comporte un aspect intellectuel, mais aussi sensoriel, moteur, émotionnel ; il s'inscrit dans un contexte physique, linguistique, social, culturel. Le sens d’une expression dépend d’un substrat conceptuel et d’une interprétation (construal) parmi toutes celles qui seraient possibles. Les capacités imaginatives (ex : métaphores, entités virtuelles) entrent également en jeu, ainsi que les constructions mentales. Il n'y a pas de frontière nette entre sémantique et pragmatique (même si certains éléments extrêmes relèvent sans conteste de l'une ou de l'autre).

Les items lexicaux sont polysémiques. La compréhension du sens d'une expression fait appel à une série de « domaines » cognitifs, plus ou moins fondamentaux (basic). Un domaine est défini comme « toute espèce de conception ou champ d’expérience » ; parmi les domaines fondamentaux, on peut citer l'espace, le temps, la perception de couleur, de température, de goût, d'odeur etc. [2] L'ensemble des domaines invoqués par une expression, et de leurs relations internes, est appelée une « matrice » (matrix) conceptuelle. [3] Les domaines concernés par une expression peuvent se chevaucher ou s'inclure les uns les autres ; certains ont une plus grande probabilité d'être invoqués que d'autres. À la limite, un lexème pourrait peut-être n'être jamais utilisé deux fois avec exactement la même signification.

Un assemblage symbolique comprend trois paramètres principaux : sa complexité symbolique, son degré de spécificité / généralité, et son statut dans la communauté linguistique (degré d’originalité / conventionnalité). Le lexique et la grammaire possèdent un statut élevé de conventionnalité. Un morphème est une expression dont la complexité symbolique est égale à zéro (il n'est pas décomposable).

[modifier] L'interprétation

Le sens d'une expression ne se limite pas à son contenu conceptuel : il est également dépendant de l'interprétation (construal). Le langage oblige à sélectionner une interprétation parmi toutes celles qui seraient possibles. Ainsi l’interprétation d’une scène fait appel à :

  • la spécificité (niveau de détail, de précision). Synonymes : granularité, résolution ; antonyme en anglais : schematicity.
  • la focalisation (ce qu’on choisit de regarder). Cette notion recouvre la faculté de sélection ; elle peut s'inscrire dans le schéma cognitif général figure / fond. Langacker regroupe également ici les notions de composition et de portée (scope), en distinguant entre portée maximale et portée immédiate (ainsi, un coude s'inscrit dans la portée immédiate du bras, et dans la portée maximale du corps humain)
  • la saillance (ou prominence : éléments auxquels on apporte le plus d’attention) : notions de profilage (profiling) et d'alignement trajecteur / repère (trajector / landmark, TR / LM).
  • la perspective (point de vue du locuteur) : notions de point de vue, intervention de la dimension temporelle.

Langacker insiste sur des notions telles que le « balayage mental » (mental scanning), qui permet d'expliquer la différence entre des phrases telles que celles qui suivent (et qui décrivent en l'occurence une situation objectivement statique) :

La colline s'élève doucement depuis la rive du fleuve.
La colline s'abaisse doucement jusqu'à la rive du fleuve.

et en particulier sur la relation basée sur un « point de référence », qui permet de focaliser successivement sur le point de référence, puis sur la cible finale. Ex :

Tu vois ce bateau là-bas sur le lac ? Il y a un canard qui nage juste à sa droite.
Tu te rappelles ce médecin qu'on avait rencontré à la soirée ? Sa femme vient de demander le divorce.

[modifier] Conceptualisation des classes grammaticales

La thèse de Langacker est qu'il est possible (au rebours de la conception généralement admise) de trouver une justification conceptuelle aux classes grammaticales, tout au moins pour celles qui semblent à peu près universelles ; essentiellement celles du nom et du verbe, du sujet et de l'objet.[4] Il considère que chacune de ces classes possède un prototype (pour le nom : un objet physique ; pour le verbe : un procès impliquant des participants dans le cadre de la dynamique des forces). Cependant, la justification ne doit pas concerner que le prototype, mais relever d'un niveau d'abstraction supérieur pour s'appliquer à l'ensemble de la classe. Cette thèse s'oppose diamétralement à l'objectivisme, car elle s'attache à la manière dont un concept est envisagé et interprété, et non à une éventuelle objectivité de la réalité en soi.

Les archétypes du nom et du verbe sont en opposition polaire. Le premier s'inscrit dans l'espace et est conceptuellement autonome (on peut le conceptualiser indépendamment de toute implication dans un évènement), le second s'inscrit dans le temps et est conceptuellement dépendant.

[modifier] La classe du nom

Les deux sous-classes de noms.
Les deux sous-classes de noms.

Si le prototype du nom est un objet physique unique et délimité, Langacker montre que des ensembles organisés d'objets (ex : un archipel, un orchestre, un lexique) peuvent être ramenés au même cas par les opérations mentales de groupement et de réification. Il appelle « chose » (thing) le concept qui subsume les différents types de concepts regroupés dans la classe grammaticale des noms. Ce concept, très général, n'exige par exemple pas la notion de limites, ce qui explique que les substances peuvent être classées avec les objets discrets (il s'agit de deux sous-classes : les noms massifs et les noms comptables). Le concept de « nom » est holistique (l'objet est considéré dans son ensemble, au niveau de sa portée immédiate).

La notion de « délimitation » (bounding) qui permet de définir les noms comptables peut s'appuyer cognitivement sur le contraste avec l'environnement (cas d'une planche de bois), sur la configuration interne de l'objet (cas d'une bicyclette), ou sur la fonctionnalité (cas des parties d'une batte de baseball), ces méthodes n'étant pas exclusives. La délimitation peut être floue, virtuelle (limite supérieure du volume d'une tasse) ou conventionnelle (frontière politique). Les caractéristiques cognitives d'un nom massif seraient l'homogénéité, la « contractibilité » (toute portion d'une masse constitue une masse de même type) et la propriété inverse d'« expansibilité ». Cette dernière contraste avec la « réplicabilité » des noms comptables, opposition linguistique illustrée en anglais par more / another : more flour (davantage de farine) vs another bowl (un autre bol).

Le « domaine d'instantiation » est le domaine privilégié associé à une expression, et la base de sa conceptualisation. Langacker propose la notion d'« espace qualitatif » (quality space) pour expliquer des tournures telles que un / des vin(s) blanc(s), où un nom habituellement massif (« vin ») est utilisé comme un nom comptable, mais avec le sens de sorte de, qualité de. Les champs de la couleur, de l'émotion, etc. constituent d'autres exemples d'espaces qualitatifs.

[modifier] La classe du verbe

La possibilité de concevoir la notion générale de verbe découle de notre capacité, d'une part à appréhender des relations, d'autre part à suivre ces relations dans le temps. Les relations atemporelles (équivalent d'une photo) sont dites « simplexes » (simplex), celles qui se composent de multiples relations successives au cours d'une étendue de temps (équivalent d'un film) sont dites « complexes ». La conception d'un évènement peut se faire par « balayage séquentiel » (sequential scanning), mais on peut aussi l'appréhender comme une globalité, par exemple lorsqu'on visualise en une fois la totalité de la trajectoire d'un objet dans l'espace. Une relation complexe est un « procès » lorsqu'elle fait l'objet d'un balayage séquentiel : c'est le procès qui est à la base du concept verbal.

Langacker insiste sur la distinction entre le temps « conçu » (conceived time) et le « temps de traitement » mental (processing time), qui peuvent ne pas correspondre.

La classe du verbe présente également deux sous-classes : les perfectifs et les imperfectifs, qui présentent une distinction similaire à celle qui existe entre noms massifs et noms comptables (délimitation ou non du procès dans le champ de portée immédiate, homogénéité ou non). Certains lemmes verbaux peuvent s'employer dans l'un ou l'autre sens, comme recouvrir en français.[5]

[modifier] Les classes d'expressions relationnelles

Il existe des expressions évoquant des relations non liées à un procès ; elles correspondent aux catégories traditionnelles des prépositions, adjectifs, adverbes, infinitifs [6] et participes. Langacker analyse ces relations en termes de trajecteur et de repère : le trajecteur est l'élément sur lequel porte la focalisation primaire, le repère (lorsqu'il est présent), la focalisation secondaire. Un adjectif tel que joli ou grand ne comporte qu'un « participant focal », car il contient sémantiquement à la fois la propriété concernée et la position scalaire. Un participant focal peut être lui-même une relation.

Les adjectifs et les adverbes diffèrent des prépositions en ce qu'ils ont un participant focal unique (le trajecteur) ; ils diffèrent entre eux de par la nature de ce trajecteur (un nom pour les adjectifs, une relation pour les adverbes). Les prépositions « complexes » sont celles qui, comme into en anglais, incorporent une idée d'évolution dans le temps, mais sans focalisation sur le procès (contrairement aux verbes tels que enter). Les participes et les infinitifs ont pour effet de détemporaliser le procès. Au final, les frontières entre ces catégories grammaticales semblent moins tranchées que ne le voudrait la tradition.

[modifier] Les constructions

Par « constructions », Langacker entend à la fois les expressions et les modèles (patterns) permettant de produire des expressions complexes. Ce sont des assemblages symboliques de structures symboliques (c'est-à-dire de couples structure sémantique + phonologique, donc bipolaires), qui ressortent du continuum lexico-grammatical. L'intégration de deux structures composantes produit, par composition, une nouvelle structure composite (qui peut elle-même s'intégrer dans une structure plus complexe, etc.) Toutefois le sens de cette dernière n'équivaut pas simplement à la somme de ses composants, il y a émergence de traits nouveaux. L'ensemble du composant et des composés forment un « assemblage » (assembly), parce qu'ils sont liés entre eux par des correspondances et des relations de catégorisation (un « pot à confiture » est une sorte de pot, et non de confiture). Le terme d'assemblage évite une mauvaise interprétation possible de « construction », qui évoquerait un simple empilage de blocs.

Ce sont les modèles (patterns) qui aident à interpréter correctement une expression telle que jar lid factory ou toothpaste tube (« usine de couvercles de pots » et « tube de pâte dentifrice » en anglais), en tenant compte de l'ordre des termes, différent d'ailleurs en anglais et en français. Les modèles, joints à la sémantique des éléments composants, ne permettent toutefois pas à eux seuls l'interprétation : il est nécessaire de disposer en sus de connaissances générales, d'une appréhension du contexte, et de capacités imaginatives (métaphore, métonymie, fictivité, espaces mentaux mixtes).

Il existe des structures unipolaires, c'est-à-dire uniquement, soit sémantiques (ex : relation immédiate d'une partie à un tout), soit phonologiques (ex: syllabe sans signification particulière).

[modifier] Notes

  1. En fait, Langacker inclut dans le niveau « phonologique » la communication par gestes et par l'écriture.
  2. La notion de « domaine » est voisine de celle de « cadre » (frame) ou de « modèle cognitif idéalisé » (ICM), mais est plus générale.
  3. Une matrice peut inclure des « espaces mentaux » au sens de Fauconnier.
  4. Langacker ne propose pas de liste de classes grammaticales fermée et définitive, arguant que leur définition est une question de saillance.
  5. Voir à ce sujet Aspect inchoatif.
  6. Langacker fait apparemment référence à l'infinitif « complet » (full infinitive), qui est précédé en anglais de la préposition to.

[modifier] Voir aussi

[modifier] Bibliographie

  • Langacker, Ronald W. (1982) Space Grammar, Analysability, and the English Passive, in Language, 58, 1, 22-80.
  • Langacker, Ronald W. (1987) Foundations of Cognitive Grammar, Volume 1, Theoretical Prerequisites. Stanford: Stanford University Press.
  • Langacker, Ronald W. (1990) Concept, Image, and Symbol: The Cognitive Basis of Grammar. (Cognitive Linguistics Research 1.) Berlin/New York: Mouton de Gruyter. [édition de poche 1991]
  • Langacker, Ronald W. (1991) Foundations of Cognitive Grammar, Volume 2, Descriptive Application. Stanford: Stanford University Press.
  • Langacker, Ronald W. (2008) Cognitive Grammar: A Basic Introduction. New York: Oxford University Press.
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