Neuf Preux

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Schöne Brunnen de Nuremberg (XIVe siècle)
Schöne Brunnen de Nuremberg (XIVe siècle)

Les Neuf Preux est l'expression sous laquelle le lorrain Jacques de Longuyon a pour la première fois regroupé neuf héros guerriers, païens, juifs et chrétiens, qui incarnaient l'idéal de la chevalerie dans l'Europe du XIVe siècle. Cette représentation a connu un succès durable en raison de son caractère équilibré et facilement mémorisable, aussi les Neuf Preux ont-il servi aux d'exempla aux auteurs et aux artistes jusqu'au XVIIe siècle, et ont servi de modèles aux cartes à jouer.

Sommaire

[modifier] Naissance du thème

Le motif des Neuf Preux apparaît pour la première fois dans Les Vœux du paon[1], roman en vers composé par Jacques de Longuyon qui sert de base à une mise en scène festive à Arras vers 1312[2]. Le héros de ce poème souhaite rivaliser avec les guerriers illustres du passé et puise successivement aux trois sources des antiquités gréco-romaines, juives et chrétiennes pour choisir ses modèles. Le succès du thème est tel qu'il se répand rapidement dans toute l'Europe[2].

[modifier] Les neuf preux

Ensemble, les Neuf Preux incarnent toutes les vertus du parfait chevalier. À l'exception d'Hector, il s'agit de conquérants, issus d'une lignée royale, qui furent pour leur nation une source d'honneur et de gloire et qui se distinguèrent par leurs faits d'armes.

[modifier] Les trois païens

Les trois héros païens, Hector, Alexandre et César, ont également en commun d'être au cœur d'une ou plusieurs légendes encore bien vivaces au Moyen Âge. Ils illustrent trois des grands empires de l'antiquité qui se sont succédé. Troie a cédé devant les Grecs comme la Grèce s'est inclinée devant Rome.

Hector bénéficie de la popularité toujours intacte du mythe troyen perpétué par Benoît de Sainte-Maure dans son Histoire d'Aeneas et son Roman de Troie. De plus il existait depuis les carolingiens un mythe des origines troyennes des Francs, issus d'un certain Francus, ou Francion, prince troyen, parfois supposé être le fils d'Hector[3] qui apparaît notamment dans Les Grandes Chroniques de France [4].

César est connu entre autres à travers une compilation de textes de Lucain, Suétone et Salluste due à un clerc d'Île-de-France vers le début du XIIIe siècle, les Faits des Romains, mais la comparaison entre César et Alexandre est un thème fréquent chez les chroniqueurs, leurs exploits faisant partie de ce que Jean Bodel nomme la matière de Rome.

Alexandre, lui, est pris comme exemple de la façon dont s'instrumentalise la volonté divine. C'est ainsi que l'archiprêtre Léon analyse sa fulgurante carrière dans l' Histoire des batailles (XIe siècle), puis le prêtre allemand Lamprecht dans la Chanson d'Alexandre (XIIe siècle), traduction libre d'un texte français. Les croisades vont donner à l'épopée alexandrine un regain d'actualité, et l'Alexandreis de Philippe Gautier de Châtillon, dit Gaultier de Lille (XIIe siècle), le présente comme l'archétype du chevalier courtois[5]. Mais l'œuvre la plus populaire est sans doute le Roman d'Alexandre d'Alexandre de Bernay, dont les vers de douze syllabes donnent leur nom aux alexandrins et qui date du XIIe siècle.

[modifier] Les trois héros bibliques

Josué apparaît dans le livre éponyme de l'ancien testament. Il succède à Moïse et se bat contre les infidèles. Saint-Louis voyait en lui une figure de la lutte contre l'idolâtrie et commanda un vitrail pour la Sainte-Chapelle qui illustre le deutéronome et le héros de la bataille de Jéricho. Il est l'exemple même du combattant qui doit sa victoire à l'aide divine accordée à celui qui mène un juste combat. C'était donc une source d'inspiration pour les croisades.

Judas Maccabée, qui s'était rendu maître de Jérusalem en combattant les Syriens, faisait également figure d'exemple, et il figure à ce titre dans La Chevalerie de Judas Machabee de Gautier de Belleperche au milieu du XIIIe siècle.

Quant à David, il était surtout célèbre pour sa victoire extraordinaire sur le Philistin Goliath. Devenu roi, il régna sur Jérusalem, ville sainte pour les croisés. L'arbre de Jessé, motif fréquent de l'iconographe médiévale, en faisait un ancêtre du Christ.

[modifier] Les trois héros chrétiens

Charlemagne (742-814), est surtout connu à travers La Chanson de Roland, mais de nombreux poèmes, formant la matière de France, avaient entretenu la légende d'un défenseur de la chrétienté et d'un grand pourfendeur de maures.

Le roi Arthur est au centre des récits qui forment la matière de Bretagne.

Godefroy de Bouillon, fresque des neuf preux, château de la Manta
Godefroy de Bouillon, fresque des neuf preux, château de la Manta

Le personnage le plus récent est celui de Godefroy de Bouillon, héros de la première croisade en 1099, qui figure dans la liste en raison des liens qui unissaient le duché de Bouillon à l'épiscopat de Liège[6] dont le destinataire du poème, Thiébaut de Bar, était le prince-évêque.

Les neuf preux
3 héros païens 3 héros de l'Ancien Testament 3 héros chrétiens
Hector (Troie) Josué Le Roi Arthur
Alexandre le Grand (Grèce) Le Roi David Charlemagne
Jules César (Rome) Judas Macchabée Godefroi de Bouillon

[modifier] Les Neuf Preuses

On pense que c'est Jehan Le Fèvre, qui dans le Livre de Lëesce, ajoute une liste de Neuf Preuses[7]. Eustache Deschamps reprend le thème dans plusieurs poèmes et en donne une liste où figurent l'amazone Penthésilée, Tomyris, reine des Massagètes et Sémiramis. Christine de Pisan mentionne sept Preuses dans son catalogue de femmes illustres, La Cité des dames, et dans le Livre du chevalier errant, Thomas III de Saluces revient sur les Neuf Preux et les Neuf Preuses[7]. Dans les années 1460, Sébastien Mamerot compose une Histoire des Neuf Preus et des Neuf Preues pour le gouverneur du Dauphiné, Louis de Laval.

Elles figurent aussi dans Le Jouvencel, récit à clef du siège d’Orléans par Jean V de Bueil qui combattit aux côtés de Jeanne d'Arc. La liste des Preuses varie d'un auteur à l'autre et ne suit pas toujours la division tripartite Païens, Juifs et Chrétiens. Au départ ce sont des héroïnes mythologiques, inspirées du De claris mulieribus de Boccace[8]. Thomas III de Saluces, par exemple, en donne la liste suivante : Deiphille, Synope, Hippolyte, Ménélope, Sémiramis, Lampetho, Thamarys, Theuca, Penthésilée[9]. Plus classique, une série de bois gravés de Hans Burgkmair met en scène trois Romaines, Lucrèce, Veturia, Verginia; trois héroïnes de l' Ancien Testament, Esther, Judith et Jaël; trois héroïnes chrétiennes, sainte Hélène, sainte Brigitte de Suède et sainte Élisabeth de Hongrie.

[modifier] Le dixième preux

Le thème des preux devient pour les poètes un moyen de faire sa cour à un noble protecteur ou d'exalter les prouesses d'un héros national. Dans le poème de Guillaume de Machaut, La Prise d’Alexandrie, les vertus chevaleresque de Pierre de Lusignan sont ainsi célébrées, celles de Bertrand du Guesclin chez Eustache Deschamps ou de Robert Bruce par John Barbour[7]. Jeanne d'Arc est également citée comme une dixième Preuse[7].

[modifier] Postérité

Villa Castelnuovo
Villa Castelnuovo
Les Neuf Preux dans la vieille mairie de Cologne
Les Neuf Preux dans la vieille mairie de Cologne

Les Neuf Preux devinrent un sujet à la mode que l'on retrouve sur les fresques, les tapisseries, les cartes à jouer et les mises en scènes festives jusqu'à la Renaissance[7] (encore aujourd'hui pour les cartes à jouer).

Dès 1387, le thème apparaît en ornement sur des cheminées monumentales du château de Coucy, sur la façade du château de La Ferté-Milon au début du XVè siècle[7]. En 1393, Charles VI de France avait fait construire le château de Pierrefonds dont les neufs tours portaient chacune le nom d'un preux. Le thème se répand dans toute l'Europe. On le retrouve dès la seconde moitié du XIVe siècle en Allemagne, ornant les maisons bourgeoises, les hôtels de ville[10], par exemple la salle hanséatique de la mairie de Cologne, où la Schöne Brunnen (belle fontaine) de Nuremberg (1385-1396). Au XVe siècle, il sert de programme iconographique pour la décoration du château de la Manta[11], dans le Piémont[12]. En 1980, on a retrouvé des fresques représentant le cycle des neuf preux datant du milieu du XVe siècle dans le château de Villa Castelnuovo, près de Turin. Le sujet est encore à la mode au XVIe siècle en France (Château d'Anjony à Tournemire dans le Cantal[13]), mais aussi en Angleterre et en Écosse, comme en témoignent plusieurs maisons élisabéthaines[14], par exemple le n° 60 de la grand rue d'Amersham avec des fresques de 1550[15] ou le plafond peint du château de Crathes. On trouve encore une fresque contemporaine de Shakespeare à North Mymms Place, siège de la famille Coningsby dans le Hertfordshire (1599) [16].

En 1389, un tapissier arriégeois, Jacques Dourdin, réalise un «grand tapis des Neuf Preux et Neuf Preuses » pour le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi[17]. En 1399, le duc se procure une autre tapisserie sur le même sujet au près du tapissier parisien Jean de Beaumetz[17]. On peut encore citer les tapisseries de la Salle des Preux du château de Langeais, récemment restaurées, réalisées entre 1525 et 1540[18] .

Le thème des Preux et des Preuses devient aussi un élément des mises en scènes festives, notamment celle des entrées solennelles: celle de Henri VI d'Angleterre à Paris en 1431, du prince-évêque Jean de Heinsberg à Liège en 1444, de Marie d'Albret à Nevers en 1458, de Charles VIII de France à Rouen en 1485 et de Jeanne de Castille à Bruxelles en 1496[8]. Parallèlement à ces mises en scène on voit apparaître une tentative pour répertorier, sinon fixer de façon canonique, les armes des preux dans un armorial de la Toison d'Or[8].

Les arts décoratifs et la gravure s'emparent également du thème. Le musée des Arts décoratifs de Bourges possède une série incomplète de médaillons des neuf preux en émail datant du second quart du XVIe siècle. On connaît une série des neuf preux due au graveur Hans Burgkmair qui date de 1516[19], et une autre série gravée de Virgil Solis datant des années 1550[20].

Il s'agit d'un sujet chevaleresque, courtois, destiné aux mises en scènes de la noblesse, un thème aux antipodes de la culture du peuple. Néanmoins il est inévitablement détourné à des fins satiriques. Les neuf preux de gourmandise présente des héros qui se sont distingués par leurs exploits à table, par exemple Noé, célèbre au Moyen Âge pour son ivrognerie[21]. La pièce de William Shakespeare, Peines d'amour perdues, met en scène une troupe de rustauds qui se ridiculisent en voulant présenter un défilé des Neuf Preux mis en scène par un pédant de village. Mais cette vulgarisation du thème annonce aussi le déclin du motif courtois. En 1592, l'écrivain anglais Richard Johnson publie un ouvrage intitulé Nine Worthies of London (Les Neuf Preux de Londres) dans lequel il rend hommage à neuf personnalités d'origine modeste qui s'étaient illustrées par leur contribution glorieuse à l'histoire de l'Angleterre. Le premier, Sir William Walworth, avait abattu Wat Tyler, le chef de la révolte des paysans de 1381. Sir William était poissonnier, avant de devenir deux fois Lord-maire de Londres, en 1374 et en 1380. Sir Henry Pritchard était négociant en vins, Sir William Sevenoke épicier et philanthrope, Sir Thomas White, tailleur, et fondateur de St John's College, à Oxford. John Bonham était mercier et servit d'ambassadeur auprès de Soliman le magnifique, Sir Christopher Croker était négociant en vins, Sir John Hawkwood était le fils d'un tanneur ou d'un tailleur, Sir Hugh Calverley tisseur sur soie, Sir Henry Maleverer, épicier. En Espagne, les neuf preux sont devenus Los nueve de la fama (les neuf de la Renommée), ce qui inspire plus tard l'expression Los trece de la fama appliquée au treize explorateurs du Pérou qui avaient suivi Francisco Pizarro.

Avec Don Quichotte[22], dernier chevalier errant qui se compare avantageusement aux Neuf Preux, on mesure l'épuisement du motif au début du XVIIè siècle.

Néanmoins le terme des neuf preux est encore utilisé à la fin du XVIIe siècle pour désigner les neuf membres du Conseil privé de Guillaume III (1650-1702), et lors de la restauration du château de Pierrefonds, au XIXe siècle, Viollet-le-duc fera sculpter un groupe des neuf preuses auxquelles il donne les traits d'une des personnalités de la cour impériale.

Aujourd'hui, les Neuf Preux n'ont guère survécu qu'à travers les jeux de cartes. César, Alexandre, David et Charlemagne forment toujours le carré des rois, Hector est devenu le valet de carreaux.

[modifier] Voir aussi

[modifier] Notes et références

  1. Le Roumans d’Alixandre et les Vœux du Paon, XIVe siècle, ms f.fr. 791, fol. 119. Cl. BNF, Paris, bibliothèque nationale
  2. ab The Heraldry of Hector or Confusion Worse Confounded, Roger Sherman Loomis, Speculum, Vol. 42, No. 1 (Jan., 1967), pp. 32-35
  3. J. Poucet, Les Troyens aux origines des peuples d'Occident, ou les fantasmes de l'Histoire
  4. Francus dans Les Grandes Chroniques de France de Charles V
  5. La légende d'Alexandre dans l'occident chrétien
  6. (en) Municipalité de Bouillon
  7. abcdef Sophie Cassagnes-Brouquet
  8. abc La Joyeuse Entrée de Jeanne de Castille à Bruxelles en 1496
  9. Le Chevalier errant, Bibliothèque nationale, Paris, mss. Fr. 12559, fol. 125v; manuscrit daté de 1403-04
  10. Creative Encounter Festschrift for Herman Salinger, éd. Leland R. Phelps, presses de l'universités de Caroline du Nord, 1978, Medievalism in Renaissance Germany, Frank L. Borchardt, p. 80
  11. Reproductions des fresques du château de Manta
  12. [www.institut-de-france.fr/institut/sap/parcours.rtf - Monographe sur le site de l'Institut de France]
  13. Institut de France : Les Neuf Preux
  14. The Nine Worthies, H. C. Marillier, The Burlington Magazine for Connoisseurs, Vol. 61, No. 352 (Juillet 1932), p. 13
  15. Old Amersham On Line Tour
  16. (en) Les fresque de North Mymms Park
  17. ab Lestocquoy Jean, 1978, Deux siècles de l’histoire de la tapisserie, 1300-1500, Arras, Commission départementale des Monuments Historiques du Pas-de-Calais
  18. Note sur le site de l'Institut de France
  19. The Nine Worthies
  20. Voir reproduction ((en))
  21. Le goût des mets et celui des mots dans la littérature de la fin du Moyen Age, Bruno Laurioux, conférence BNF François Mitterrand, l7 décembre 2004 [1]
  22. Tome I, Chapitre 5