Millet (Empire ottoman)

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Le terme ottoman millet désigne une minorité religieuse légalement protégée (voir Gens du livre et Dhimmi). Il vient du mot arabe milla, communauté confessionnelle (aussi taïfa, d'où taïfiyya), qui est aussi utilisé (mellah) pour désigner les quartiers juifs au Maroc ou en Tunisie. En turc moderne, milliyet signifie nation.

Sommaire

[modifier] Principes d'organisation

Le millet était la mise en œuvre par le pouvoir ottoman d'un contrôle des populations non-musulmanes qu'il avait conquises par la violence au moyen d'une religion organisée dont il nommait les dignitaires.

Dans cet empire, les massacres étaient plutôt des représailles — à l'exception bien sûr de celui des Arméniens, mais celui-ci était déjà le reflet d'une idéologie moderne ; quant aux conversions forcées elles étaient plutôt rares : on connaît le cas des Géorgiens de la région de Kars, de certaines tribus albanaises catholiques du Monténégro. Soucieux d'utiliser au mieux ce moyen de tenir des populations nombreuses qu'il ne pouvait ni ne voulait exterminer ni convertir de force, l'empire ottoman n'a jamais non plus entièrement appliqué les discriminations et les proscriptions qui frappent les dhimmis (zimmi en turc) dans la loi islamique et qui choquent tellement les convictions occidentales par exemple en Arabie saoudite ; au contraire il a même favorisé le développement de certaines églises comme l'Église orthodoxe serbe, dont il créa littéralement la présence en Bosnie à partir du XV° siècle. C'est que développer l'église orthodoxe, ou "la nation grecque", comme on les confondait alors, lui permettait de supplanter le catholicisme dont la hiérarchie échappait bien davantage à l'autorité du Sultan. L'Empire ottoman admit cependant aussi que des puissances chrétiennes, au moyen de traités appelés Capitulations (parce qu'ils étaient divisés en chapitres), se fassent les protecteurs attitrés de certaines églises sur son sol, y compris de celles qui faisaient allégeance à l'évêque de Rome.

Ayant progressivement remplacé le système féodal par une administration centralisée tant bien que mal, l'Empire ottoman identifiait la "nation" avec le millet, identification que les populations concernées finirent par partager : c'est ainsi notamment que les populations orthodoxes des Balkans, qui n'avaient eu pendant des siècles aucune autre référence nationale que leur église organisée, restent aujourd'hui incapables de traiter comme des concitoyens à part entière ceux qui ne partagent pas leur religion : un système qui traduisait une certaine tolérance religieuse est donc paradoxalement à l'origine d'une tradition de persécutions et de nettoyage ethnique chez les peuples qui y avaient été soumis.

[modifier] Traduction concrète du concept

Le terme ottoman fait spécifiquement référence à un ensemble institutionnel autonome doté entre autres d'un dirigeant communautaire suprême (patriarche pour les chrétiens, Hakham Bashi pour les juifs) et de tribunaux séparés en matière de statut personnel, dans les limites desquels les minorités religieuses disposaient d'une certaine autonomie avec peu d'interférences de la part des autorités ottomanes.

Chaque millet était sous la supervision d'un dirigeant, la plupart du temps un patriarche religieux, qui en référait directement au sultan ottoman. Les millets avaient des pouvoirs assez étendus, ils élaboraient leurs propres lois (principalement en matière de statut personnel), collectaient et géraient des taxes distinctes, le tout en contrepartie d'une loyauté envers l'Empire ottoman. Quand un membre d'un millet commettait un crime à l'encontre d'un membre d'un autre, la loi de la personne lésée était d'application, toute dispute impliquant un musulman tombait sous le coup de la sharia.

A titre individuel, des non-musulmans ont exercé de hautes responsabilités au sein de l'Empire ottoman, l'existence des millets n'équivalait pas à une exclusion des sphères du pouvoir séculier.

Au XIXe siècle, des assemblées laïques furent mises en place aux côtés de la hiérarchie religieuse au sein des différents millets, les Arméniens apostoliques se dotèrent par exemple en 1863 d'une constitution, directement inspirée de la Constitution française, et dont le principal rédacteur fut également un de ceux de la Constitution ottomane de 1876.

[modifier] Etendue du concept

Le premier millet fut grec (rum milleti), correspondant à l'Église orthodoxe, en 1453, puis vinrent le millet arménien (millet-i sadika, millet fidèle) en 1461, avec juridiction sur tous les chrétiens non orthodoxes (Assyriens, Coptes, Syriaques, catholiques et même Bogomiles) et le millet juif, dès la fin du XVe siècle (mais sans charte officielle avant 1839).

Au XIXe et au début du XXe siècle, d'autres millets furent créés pour diverses églises chrétiennes d'Orient, "schismatiques", uniates (un millet catholique unique reconnu par le Traité d’Andrinople de 1829, confirmé par un firman de 1830) ou protestantes (arméniennes, assyriennes ou arabes), mais aussi pour deux communautés juives hétérodoxes,

L'Église orthodoxe bulgare se constitua en église autonome et obtint le statut de millet à part entière (avec juridiction sur les Bulgares orthodoxes de tout l'Empire) en 1870, ce qui lui valut d'être excommuniée pour phylétisme (séparatisme ethnonational) deux ans plus tard par le Patriarche œcuménique de Constantinople, mais son exemple fut suivi par l'Église orthodoxe roumaine, reconnue comme millet en 1885.

Des tentatives de mise sur pied d'églises distinctes, et donc de millets potentiels, par les Albanais, les Macédoniens slaves ou les Aroumains échouèrent devant l'opposition cumulée de la hiérarchie orthodoxe grecque et des nationalistes grecs, qui voulaient reconstituer l'Empire byzantin avec Constantinople pour capitale, un projet connu sous le nom de Μεγάλη Ιδέα (Megali Idea, Grande Idée) qui s'acheva par la Megali Katastrofi (Grande Catastrophe), l'épuration ethnique de deux ou trois millions de Pontiques et de Micrasiates, y compris de nombreux membres du rum milleti non ethniquement ou nationalement grecs (Lazes, Géorgiens, Arabes, Turcs), massacrés ou expulsés vers l'État grec.

En 1914, il y avait une quinzaine de millets dans l'Empire ottoman: Arméniens catholiques (1829 ou 1830), Arméniens grégoriens, Bulgares orthodoxes (1870), Catholiques latins, Chaldéens catholiques (1844 ou 1861), "Grecs" orthodoxes (1453), Juifs, Karaïtes (1900), Maronites, Melkites catholiques (1834), Nestoriens, Protestants arméniens (1850), Protestants arabes, Roumains orthodoxes (1885), Syriens catholiques, Syriens jacobites (1882) et Samaritains.

Il n'y avait par contre pas de millet correspondant aux minorités religieuses musulmanes hétérodoxes ou aux religions dérivées, chiites, ismaïliens, Alaouites, Druzes,Yézidis, même si les Druzes ont bénéficié, au Mont-Liban et au Djebel Druze, d'une autonomie de type féodal non assimilable au système du millet. L'ensemble des musulmans était considéré comme un millet unique sous la direction du sultan ottoman, calife des musulmans.

Le système des millets fut altéré par l'influence croissante des puissances européennes au Moyen-Orient, chacune se proclamant protectrice de l'un ou l'autre millet, les Russes pour les chrétiens orthodoxes orientaux ("Grecs-orthodoxes"), les Français pour les catholiques, les Britanniques pour les Juifs et les Druzes. Ceci, additionné de l'élargissement des capitulations, finit par avoir pour conséquence que certaines communautés religieuses minoritaires donnaient l'impression de jouir d'une prospérité et d'une extraterritorialité juridique de moins en moins acceptable par les nationalistes turcs ou par les panislamistes. Par ailleurs, la montée des mouvements nationalistes au sein des millets tant musulman (Jeunes-Turcs) que non-musulmans, avec pour point culminant le soulèvement des arméniens, assyrien et pontique, finit par détruire irrémédiablement toute identité ottomane supra-confessionnelle et supra-nationale qui était pourtant encore défendue par une grande partie de l'élite en lors de la révolution de 1908.

[modifier] Un système encore en vigueur

Le système de millets perdure dans certains États post-ottomans, qu'il s'agisse du Liban, de la Syrie, de la Jordanie, de l'Égypte ou d'Israël, et dans une certaine mesure dans des États non-ottomans où existent des systèmes similaires, au Maroc (tribunaux rabbiniques de statut personnel), en Iran et au Pakistan par exemple. Concrètement, cela signifie que des tribunaux spécifiques à chaque communauté religieuse minoritaire reconnue jugent exclusivement les affaires de statut personnel (mariage, divorce, héritage, adoption), et dans certains cas (Liban, Jordanie, Iran, Autorité palestinienne, Pakistan) ces communautés disposent de sièges réservés au Parlement. Le principe austromarxiste d'autonomie nationale-culturelle présente des similarités frappantes avec celui des millets ottomans, de même que, dans une certaine mesure, certaines conceptions du multiculturalisme, au Canada et en Australie notamment.