L'Homme sans qualités

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L'Homme sans qualités est un roman de l'écrivain autrichien Robert Musil. Cette œuvre immense est considérée, avec Ulysse de Joyce et À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, comme un des plus grands romans du XXe siècle.

Le premier tome parut en 1930, la première partie du deuxième en 1932. Le nazisme priva ensuite Musil de ses lecteurs et de ses revenus : il émigra de Berlin à Vienne, puis, après l’Anschluß, de Vienne en Suisse. Ruiné, malade, il ne parvint pas à achever son roman, même si les manuscrits laissés permettent de voir quels scénarios il envisageait pour la fin.

Le roman se compose de trois parties :

  • I. Une manière d'introduction
  • II. Toujours la même histoire
  • III. Vers le règne millénaire ou les criminels

ainsi que de nombreux matériaux posthumes (Nachlass)

[modifier] Invitation à la lecture

Ce qui suit dévoile des moments clés de l’intrigue.

Portrait de l'homme sans qualités

Il s’appelle Ulrich. De quoi a-t-il l’air ? Beau, grand, musclé, très intelligent, séducteur hors pair, riche, passionné. C’est vraiment l’homme parfait – un excellent parti ! Pourquoi alors son ami de jeunesse Walter le surnomme-t-il l’homme sans qualités ?

Ulrich a tenté plusieurs métiers. D’abord, le rêve napoléonien : officier de cavalerie, un peu comme le Fabrice de La Chartreuse de Parme, et pour la même désillusion finale : on peut se lisser la moustache et faire tomber les femmes des civils, mais il faut aussi obéir à des ordres stupides et se retenir de donner son avis… Qu’à cela ne tienne. Ulrich part. C’est son caractère. Il n’est pas du genre à se laisser faire. Il devient ingénieur, puis mathématicien. Mais là aussi, il n’est pas satisfait : content d’être au contact du progrès moderne, il est stupéfait par la séparation des sphères que pratiquent ses collègues. Rigoureux et progressistes dans leur travail, ils peuvent être, de retour chez eux, des conservateurs obtus, qui ne se posent pas la moindre petite question.

Donc le temps passe, le héros se cherche. Nous sommes en août 1913, à Vienne. Ulrich a 32 ans : plus qu’un an pour finir sur la croix, comme Jésus-Christ. Il devient très urgent de sauver le monde. Il s’y emploie, quoique de manière apparemment paradoxale : il s’achète une maison et décide de prendre une année sabbatique pour réfléchir à l’usage qu’il va faire de tous ses talents.

Sans qualités, donc, non pas parce qu’il en manque, mais parce qu’il refuse de se laisser tirer le portrait et enfermer dans un cadre, parce qu’il ne supporte pas d’être « défini » et ne veut pas qu’on le réduise à son métier. Sans qualités parce qu’il a du mal à choisir : il voudrait tout faire, être l’homme total face au monde, et il sait bien que ce n’est pas possible. Le vrai sujet du roman, c’est l’évolution spirituelle de cet homme qui ne veut pas renoncer à l’idéal de la vie juste et qui refuse de se résigner : le monde ne se réduit pas à sa réalité d’aujourd’hui, il faut mettre l’imagination au pouvoir, envisager d’autres possibles et les appliquer.


L'Action parallèle

Le père d’Ulrich accepte mal que son fils joue au rentier-philosophe. C’est sous sa pression qu’Ulrich s’embarque, par curiosité pure, dans la grande affaire de l’Action parallèle. A l’origine, un projet politicien : fêter en 1918 le jubilé pour les 70 ans de règne de François-Joseph, afin de concurrencer la célébration des 30 ans de règne de Guillaume II chez les voisins allemands, qu’on n’aime guère. Comme l’anniversaire allemand va tomber avant, les Autrichiens jouent au plus malin, et décident de célébrer le jubilé toute l’année. « L’Action parallèle », c’est le Comité des Fêtes chargé de mettre au point tout ça. C’est là toute l’ironie tragique du roman : entre temps, il y aura la guerre, le vieil empereur sera mort et son empire éclaté.

Le Comité se réunit dans le salon de Diotime, une femme d’une grande « beauté spirituelle ». Il y a là le tout Vienne : Paul Arnheim, l’industriel allemand richissime qui écrit des livres à succès et veut réconcilier « Capital et Culture » en citant Henri Bergson dans les conseils d’administration – le gros général Stumm von Bordwehr, un des personnages les plus drôles de la littérature mondiale, chargé d’espionner pour le compte du ministère de la Guerre, curieux de découvrir enfin « l’esprit civil », surtout s’il s’avère avoir les formes de Diotime… et bien d’autres encore. Tout le monde drague plus ou moins la maîtresse de maison. Ulrich et Arnheim s’admirent, se détestent et se prennent le bec. Tout le monde bavarde.

Ce n’est pas comme chez Proust : on ne cause pas de « riens » dont le narrateur montre ensuite, en les disséquant, qu’ils sont en fait d’une richesse infinie. Ce serait plutôt l’inverse : on cause de « touts », de grandes choses, de grands projets, et le narrateur, avec son ironie cinglante, son humour toujours prêt à bondir, dégonfle tout ça. Ce n’est que de la langue de bois, ou des idées en l’air, chacun tire le drap à soi, veut s’approprier ce projet et cette année, et à force de chercher à susciter des idées neuves, on obtient du neuf tous azimuts, qui se contredit en permanence et menace toujours de s’effondrer sur lui-même. Heureusement, le comte Leinsdorf, vieil aristocrate à l’origine de tout ça, veille au grain et les aspirations populaires sont « supervisées » par la bureaucratie cacanienne, qui représente la « vraie âme » de la « vraie Autriche »…

La crise de la modernité

Pourquoi Ulrich reste-t-il, dans ces conditions ? Parce que les gens de chez Diotime sont intéressants, pris un par un et non dans leur cacophonie d’ensemble, d’une part ; parce qu’ils posent les bonnes questions, ensuite, même s’ils y apportent des réponses au pire ridicules, au mieux insuffisantes.

Chez Diotime, on constate que le capitalisme triomphant s’accompagne d’une perte progressive de sens : la morale et la religion s’effritent du fait de leur retard sur le progrès technique, de leur difficulté à suivre dans le chemin de la modernisation. Face au choc des théories, aux discours proliférants et contradictoires, l’individu se retrouve perdu et, de toute façon, il a la tête dans le guidon, pas le temps de réfléchir, rien le temps de voir passer. La division du travail a fait émerger un monde de spécialistes qui ne communiquent pas entre eux, et ce monde devient peu à peu étranger, incompréhensible, vide de sens pour l’individu, alors que l’espèce, au contraire, le maîtrise de plus en plus, via la science et la technique. Comment réduire ce décalage ? Comment rendre le monde de nouveau habitable ? Comment faire en sorte que les hommes fassent l’Histoire en y appliquant leurs idées, au lieu d’avoir l’impression perpétuelle de la subir ?

Ex-scientifique, Ulrich pense que la solution passe par la lutte contre cette division de sphères qui ne communiquent pas. Plus que du radicalement neuf, ce qu’il faut faire émerger, c’est de la synthèse. Une de ses grandes idées, par exemple, est d’appliquer la rigueur de l’esprit scientifique à la question de la vie juste, afin que l’individu retrouve des principes à partir desquels s’orienter en morale, en amour, en religion, etc. Chercher à faire sortir l’univers du sentiment de son imprécision, par l’analyse rationnelle et aussi (en ce qui concerne Musil) par une langue aux images inattendues, d’une beauté stupéfiante, qu’on dirait sorties de nulle part avant de se rendre compte, à la relecture, qu’elles sont étroitement liées à ce qui est dit sur le fond.


Les tragédies individuelles : Clarisse et Walter, Moosbrugger

Ulrich se balade. Sorti de l’Action parallèle, il y a un certain nombre d’amantes, qui passent, partent, refont un tour. On est à Vienne, que diable : valse ! Là aussi Ulrich n’arrive pas à se décider. Elles sont toutes insuffisantes. Il cherche un amour plus absolu.

Sorti des salons, il y a aussi Clarisse et Walter : le couple d’amis artistes. Lui doit se mettre à peindre depuis des années, mais à chaque fois qu’il se retrouve devant la toile, il recule, et finit par imputer à une époque décadente son manque de créativité. Elle, elle joue du piano et lit Nietzsche, qu’elle cite à tout bout de champ. Elle est belle. Attirante. Pas très équilibrée : tout son entourage s’inquiète de la voir basculer peu à peu, à l’instar de son philosophe fétiche, d’un certain génie au non-sens de la folie. Elle est fascinée par les fous, et notamment, comme Ulrich, comme les gens de chez Diotime, comme tout Vienne, en fait, par Moosbrugger.

Moosbrugger n’est pas un type méchant : simplement un violeur et un tueur en série récidiviste. Il a été condamné à mort. Il attend l’exécution. On se demande s’il est responsable de ses actes ou s’il est dément. Le chaos de son cerveau mime, en fait, les contradictions du monde moderne, l’alternance entre l’impression de puissance et le découragement, entre l’enthousiasme et le désespoir, entre la pulsion d’amour et la pulsion de mort.

Le mal fascine. Ulrich aussi a lu Nietzsche, et, en cette période d’incertitude morale, il a tendance à penser par-delà le bien et le mal, et à ne pas les considérer comme des valeurs absolues mais comme de l’événement, qui dépend des circonstances, qui peut arriver à tout le monde. La guerre de 1914-1918 en donnera à Musil une confirmation éclatante : il suffit d’un certain contexte pour transformer les hommes en bêtes. Ça vous tombe dessus.

À la fin du premier volet du livre, alors que Vienne est secouée par les émeutes de tous ceux qui, sans savoir encore ce que sera l’Année de l’Autriche, la contestent déjà dans la rue, au cas où. Ulrich apprend par télégramme la mort de son père.

Vers le royaume millénaire ou les criminels

Tout change. Jusqu’alors, comme le titre du premier volet, Toujours la même histoire, l’indique de manière provocatrice, il avait l’impression de tourner en rond, non pas comme un serpent qui se mord la queue, mais plutôt comme un fauve en cage, plein d’une énergie inemployée.

La figure du père évanouie, il se sent libre. Il fait une rencontre, surtout, au bord de cette tombe : Agathe. Ils sont frère et sœur, mais ils ne se sont quasiment pas vus depuis 25 ans, car Ulrich a été éduqué à l’étranger et n’a pas précisément le sens de la famille. Ils sont complices, surtout. Elle, qui voudrait divorcer d’un mari austère, qui la dégoûte, et lui, nauséeux du petit milieu de l’Action parallèle. Ils se posent les mêmes questions. Ils aspirent tous les deux à autre chose, à une expérience d’une vie où chaque moment ait un sens et vienne s’inscrire dans un chemin forgé par l’individu lui-même, et non par les circonstances extérieures de la vie, ce que Musil appelle « l’utopie de la vie motivée ».

Ils s’attirent comme les deux moitiés d’une même âme, selon le mythe de l’amour, raconté dans Le Banquet par Aristophane : l’être humain, à l’origine, était hermaphrodite, mais il a été coupé en deux, et chaque moitié cherche l’autre à travers toute la planète, et se sent vide, et se sent seul… Ce qu’on appelle aujourd’hui une âme sœur.

Agathe et Ulrich sont cela l’un pour l’autre. Complicité intellectuelle et affection comme dans la philia aristotélicienne. Amour platonicien, et qui s’efforce de rester platonique, du fait des tabous qui pèsent sur l’inceste.

Coupés du monde, réfugiés dans la maison d’Ulrich, dont ils ne sortent que rarement pour rendre visite à leurs amis, ils vivent une expérience mystique, rebondissent de conversation en conversation, réfrénant leur désir par la parole, tentant de le détourner et de le canaliser. Morale, responsabilité, amour, sentiment, tout y passe, dans un dialogue à l’antique, dont le cours imprévisible est influencé par l’air ambiant, le soleil, les battements de cœur… Pourquoi les gens qui font le bien sont-ils toujours aussi ennuyeux, et les méchants si pleins de panache ? Ce qu’on aime, chez l’autre, est-ce ce qu’on en connaît, ou ce qu’on en ignore ? Etc.


L'autre réalisme de Musil : peindre la vie de l'esprit

Après le volet satirique vient le volet mystique.

Deux semestres d’une vie, vue dans toute sa profondeur, dans ses oscillations, jusqu’à la grande explosion d’août 1914 qui vient tout chambouler. Musil peint la vie de l’esprit plus que l’action concrète, c’est là son pari : montrer que ce qu’on appelle des « événements » jouent souvent moins de rôle dans nos vies que les « événements intérieurs ». Nous sommes tous des hommes sans qualités : nous sommes plus que ce que nous faisons, plus que notre métier, plus que nos actions quotidiennes. Nos vies ne se résument pas à cela, et le factuel en est même souvent la partie la moins essentielle : pointe de l’iceberg, plus visible socialement, mais moins importante à nos cœurs.

Un roman fleuve, donc, véritable roman par la profondeur des personnages, la beauté du style, le caractère toujours concret et parlant des questions posées, mais roman à ambition philosophique, puisque la frontière entre littérature et philosophie apparaît à Musil aussi néfaste que celle entre science et morale.