Liturgie (Grèce antique)

Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

Cet article concerne l'obligation fiscale pesant sur les riches en Grèce antique. Pour les cérémonies formant le culte public et officiel institué par une Église, voir liturgie.
Décret honorifique du dème d'Aixone commémorant deux chorèges, Auteas et Philoxenides, 312-313 av. J.-C., Musée épigraphique d'Athènes
Décret honorifique du dème d'Aixone commémorant deux chorèges, Auteas et Philoxenides, 312-313 av. J.-C., Musée épigraphique d'Athènes

La liturgie (du grec λειτουργία ou λῃτουργία / leitourgía, de λαός / laós, « le peuple » et de la racine ἐργο / ergo, « faire, accomplir »[1]) est, en Grèce antique, un service public que l'État contraint les plus riches (citoyens ou métèques) à financer et gérer sur leur fortune personnelle.

Sommaire

[modifier] Principe

Les liturgies peuvent être classées en deux grandes catégories[2]. Les liturgies civiles sont sont principalement la gymnasiarchie (entretien du gymnase pour les lampadédromies) et la chorégie (paiement des membres du chœur au théâtre). Elles sont récurrentes[3], s'inscrivent toujours dans le cadre d'une fête religieuse[2] et peuvent représenter jusqu'à 3000 drachmes[4]. Les liturgies militaires sont imposées en cas de besoin ; la principale est la triérarchie, c'est-à-dire l'entretien d'une trière et de son équipage pendant un an. La dépense est ici beaucoup plus importante, de l'ordre de 4000 à 6000 drachmes[4], ce qui explique l'apparition de la syntriérarchie, où la charge financière est répartie sur plusieurs personnes.

Le liturge (λειτουργός / leitourgós), c'est-à-dire la personne chargée d'une liturgie, est désigné par les magistrats. Ceux-ci commencent par demander des volontaires, puis désignent ceux qui leur paraissent les plus à même d'assumer la charge. À l'époque d'Aristote, il revient à l'archonte éponyme de désigner les chorèges pour toutes les fêtes religieuses[5], à l'exception du concours de comédie des Lénéennes, pour lesquelles l'archonte-roi est compétent[6]. Les hestiatores (ἑστιάτορες), chargés d'organiser le repas commun de leur tribu, sont nommés par celle-ci[7].

En 355-354 av. J.-C., Démosthène estime à une soixantaine le nombre de liturgies civiles par an à Athènes[3]. Le chiffre est sérieusement sous-évalué. À elles seules, les Dionysies exigent 23 à 32 chorèges, suivant l'époque[8], auxquels il faut ajouter dix hestiatores[9]. Les Panathénées requièrent au moins 19 liturges par an[10] contre 30 (ou 40, suivant le décompte) pour les Grandes Panathénées qui se tiennent tous les quatre ans[11] ; les Lénéennes, 5 chorèges annuels et les Thargélies, 10[12]. Des liturges sont également requis pour les autres fêtes religieuses, auxquels il faut ajouter des théores pour les Jeux Panhelléniques et l'oracle de Delphes. Un calcul conservateur établit à plus de 97 le nombre de liturges civils par an à Athènes, et plus de 118 les années de Grandes Panathénées[13].

[modifier] Exemptions

Des exemptions (σκήψεις / skếpseis) sont possibles. Elles bénéficient aux mineurs[14] et plus généralement à ceux qui n'atteignent pas l'âge requis — 40 ans accomplis pour un choreute, par exemple[5] —, aux archontes (au moins pour la triérarchie)[15], à ceux qui jouissent d'une exemption honorifique des impôts et charges (ἀτέλεια / atéleia)[15], aux clérouques[16] ou encore aux invalides[4]. Les métèques peuvent être astreints à toutes les liturgies, sauf à la triérarchie[17].

Ceux qui sont ou ont été liturges jouissent également d'exemptions temporaires. Ainsi, on ne peut pas être contraint à deux liturgies en même temps[18] ; on ne peut pas être obligé d'assurer deux fois la même liturgie civile[5]. Le liturge d'une fête religieuse ne peut se voir imposer une liturgie l'année suivante[19] ; un triérarque a droit à un répit de deux ans[20].

[modifier] Antidosis

L’antidosis (en grec ἁντιδοσις, « échange ») est un autre échapatoire. Le liturge fraîchement désigné a la possibilité de dénoncer un autre citoyen qu'il juge plus riche que lui ; ce dernier a alors le choix d'accepter la liturgie, d'accepter un échange de fortunes ou de se lancer dans un procès[21]. Dans ce dernier cas, un jury populaire doit désigner le plus riche des deux, qui devra assumer la liturgie. Devant la bizarrerie du procédé, des historiens ont douté de la réalité de l'échange de biens, et proposé que l'échange portait en réalité sur la liturgie elle-même[22].

Il semble que l’antidosis n'ait pas été chose rare[23], comme en témoigne une plaisanterie d'Ischomaque, le riche protagoniste de l'Économique de Xénophon. Alors que Socrate lui demande pourquoi on l'appelle un « homme comme il faut » (καλὸς κἀγαθὸς / kalòs kagathós), il répond : « s'agit-il d'un échange (antidosis) pour une charge de triérarque ou de chorège, ce n'est pas ‘l'homme comme il faut’ que l'on demande ![24] » La principale source sur le sujet est le Contre Phainippos de Démosthène ; le discours pour une procédure d’antidosis fait partie du répertoire standard des logographes (rédacteurs professionnels de discours judiciaires)[25].

[modifier] Histoire

Le système liturgique remonte aux premiers temps de la démocratie et tombe en désuétude à la fin du IVe siècle av. J.-C.[4] Il s'inscrit dans la logique aristocratique du don et peut être considéré comme une « survivance des mœurs nobles » dans la cité démocratique[26]. Certaines apportent un prestige particulier, comme la chorégie : les volontaires sont nombreux, témoin Démosthène en 349 av. J.-C.[27]. D'autres sont plus ingrates, comme la triérarchie. La liturgie est d'abord bien acceptée, car elle est mutuellement bénéfique à la cité et aux riches aristocrates[28]. L'évolution des mœurs politiques rompt cet équilibre : on préfère désormais gagner les faveurs du peuple en distribuant les deniers de l'État plutôt que ses biens personnels. Ainsi, Périclès institue le theorikon, indemnité attribuée aux citoyens siégeant dans les tribunaux publics, pour concurrencer la magnificence avec laquelle Cimon s'acquitte de ses liturgies[29]. La guerre du Péloponnèse et l'accroissement des dépenses militaires renforcent cette évolution : les triérarchies se multiplient, mais les riches tentent de plus en plus d'y échapper. En 405 av. J.-C., l'un des personnages des Grenouilles d'Aristophane remarque ainsi qu'on « ne trouve plus de riche pour être triérarque : il enfile des guenilles et il se répand en jérémiades : ‘je suis indigent !’[30] » L'opposition aux liturgies atteint son comble au IVe siècle av. J.-C., lors de la guerre de Corinthe et de la Guerre sociale[31].

[modifier] Notes

  1. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Klincksieck, Paris, 1999 (édition mise à jour) (ISBN 2-252-03277-4) à l'article λαός.
  2. ab Davies, p. 33.
  3. ab ἐγκύκλιοι / enkúklioi ; Démosthène, XX = Contre Leptine [lire en ligne] (21).
  4. abcd Christ, p. 148.
  5. abc Aristote, Constitution d'Athènes [détail des éditions] [lire en ligne] (LVI, 3).
  6. Aristote, Constitution d'Athènes (LVII, 1).
  7. Démosthène, XXXIX = Contre Béotos (7).
  8. Davies, p. 33-34.
  9. Démosthène, XX = Contre Leptine (21) et scholie de Patmos.
  10. Davies, p. 37.
  11. Davies, p. 36-37.
  12. Davies, p. 34-35.
  13. Davies, p. 40.
  14. Démosthène, XXI = Contre Midias (154).
  15. ab Démosthène, XX = Contre Leptine (27).
  16. Démosthène, XI = Contre Phénippos [lire en ligne] (16).
  17. D. Whitehead, The Ideology of the Athenian Metic, Cambridge, 1977, p. 80-82.
  18. Démosthène, L = Contre Polyclès [lire en ligne] (9).
  19. Démosthène, XX = Contre Leptine (8).
  20. Isée, VII = Contre Apollodore (38).
  21. Christ, p. 161.
  22. Notamment Louis Gernet, notice du Contre Phainippos (discours XLII) dans le tome II (XXXIX-XLVIII) des Plaidoyers civils de Démosthène, Collection des Universités de France, p. 74-75.
  23. Christ, p. 163.
  24. Xénophon, L'Économique [lire en ligne] (VII, 3).
  25. Christ, p. 164.
  26. Louis Gernet, « Les nobles dans la Grèce antique » dans Droit et institutions en Grèce antique, Flammarion, collection « Champs », Paris, p. 224.
  27. Démosthène XXI = Contre Midias [lire en ligne] (13).
  28. Christ, p. 50.
  29. Aristote, Constitution d'Athènes (XXVII, 3-4) ; Plutarque, Vies parallèles [détail des éditions] [lire en ligne] (Périclès, IX, 2-3).
  30. Aristophane, Grenouilles [détail des éditions] [lire en ligne] (1065-1066) ; traduction de Victor-Henry Debidour légèrement modifiée.
  31. Christ, p. 151.

[modifier] Bibliographie

  • (en) Matthew R. Christ, « Liturgy Avoidance and Antidosis in Classical Athens » dans Transactions of the American Philological Association, vol. 120 (1990), p. 147-169.
  • (en) J. K. Davies, « Demosthenes on Liturgies: A Note » dans The Journal of Hellenic Studies, vol. 87 (1967), p. 33-40.