Georges Gusdorf

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Sommaire

[modifier] Biographie

Georges Gusdorf (1912-2000) : philosophe et épistémologue français, né à Bordeaux en 1912 et mort le 17 octobre 2000, à l'âge de 88 ans. Issu d'une famille juive originaire d'Allemagne, il est l'un des grands penseurs de ce siecle et est l'auteur d'une œuvre monumentale (33 livres édités). Il a été marqué par Kierkegaard et par le théologien suisse Karl Barth.

Élève de Gaston Bachelard à l'École normale supérieure (ENS) de Paris, ou il fut préfet d'études, il fit aussi des études à la Sorbonne sous la direction de Léon Brunschvicg, dans les années 1930 - l'époque d'André Lalande et Émile Bréhier. Il fut nommé par la suite professeur à l'université de Strasbourg, occupant la chaire de philosophie générale et de logique. Dans les années 50, il prit la charge de répétiteur à l'ENS, préparant à l'agrégation de philosophie. Il y succeda à Merleau-Ponty, et fut maître d'Althusser et de Foucault. Sur ces derniers, il était, paraît-il, assez sévère. « Ce sont des possédés », disait-il avec un drôle de sourire.

« Je suis un homme seul, comme le sont souvent les protestants », confiait Georges Gusdorf dans un entretien accordé au Monde en 1996. « Je suis un dinosaure », disait-il encore. De fait, Georges Gusdorf ne se rattachait à aucune école de pensée définie, et il a survécu à ceux, tels Louis Althusser ou Michel Foucault, qui avaient été ses élèves à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm où il était chargé de les à la fin des années 50. Mais la grande affaire de sa vie, celle qui l'a marqué de façon indélébile, a été son expérience de captivité en Allemagne. C'est là qu'il a connu à la fois une fraternité humaine hors du commun et une vie spirituelle intense. Georges Gusdorf raconte que dans son camp de prisonniers, le milieu des officiers de carrière était favorable à Vichy. Avec quelques-uns de ses camarades, il réussit à retourner les esprits. « C'est grâce à vous que nous avons pu rentrer la tête haute », lui a dit après la guerre un officier prisonnier avec lui. La captivité a surtout été l'occasion pour Georges Gusdorf de s'intéresser à un genre qui d'ordinaire ne tente pas les philosophes, l'autobiographie.

De 1966 à 1988, il publia chez Payot les quatorze volumes d'une vaste recherche encyclopédiste, Les Sciences humaines et la Pensée occidentale. En 1968, indigné par la révolte étudiante, il s'exila au Québec, mais revint à Strasbourg, une fois le calme revenu. Georges Gusdorf affirmait avoir en quelque sorte prévu l'explosion dans son ouvrage L'Université en question, paru en 1964. Il n'avait alors publié qu'une thèse, la Découverte de soi, matrice de ses futurs travaux sur la mémoire et rédigée au cours de sa longue captivité à Lübeck, pendant la Seconde Guerre mondiale.

[modifier] Entretien

Paru dans Le Monde du 26 novembre 1996

Etes-vous une victime du structuralisme ? J'ai survécu à cette époque. Je me demande d'ailleurs ce qui restera du structuralisme. J'avais écrit, à la fin des années 50, une Introduction aux sciences humaines qui venait trop tôt et dont aucun éditeur n'avait voulu. Ensuite, les sciences humaines se sont développées comme un raz-de-marée, et je n'ai jamais eu le moindre contact avec ces messieurs structuralistes.

Dans votre livre Lignes de vie, vous êtes très sévère avec eux. Pourquoi ? Ce sont des possédés. Ils se sont énormément trompés. Moi, je n'ai jamais été reconnu, pour une raison que je ne m'explique pas. Peut-être parce que je suis resté à Strasbourg toute ma carrière, au lieu d'aller à Paris. Quand j'ai passé mon doctorat, Georges Canguilhem était en poste ici et il m'a dit : « Voulez-vous ma place ? Je m'ennuie à Strasbourg. C'est une ville où les cafés n'ont pas de terrasse et où d'ailleurs il n'y a pas de café. Et puis vous, au moins, on ne vous fera pas épeler votre nom. » C'est ainsi que je suis venu à Strasbourg. C'était alors une grande université, de tradition allemande. Je suis donc resté là, ne visant ni la Sorbonne ni le Collège de France.

Michel Foucault et Louis Althusser ont été vos élèves... J'ai été caïman [répétiteur, NDLR] rue d'Ulm, de 1945 à 1948, en rentrant d'Allemagne. Althusser était un étudiant très doux. On savait qu'il était sujet à des crises de dépression. Il avait été « prince tala » (chef du groupe catholique) lorsqu'il était en khâgne. Il m'a succédé comme caïman. Il est resté trente ans. Peut-être ne pouvait-il pas vivre ailleurs ? Il s'était installé à l'Ecole normale comme dans un monastère...

Vous avez fait vos études de philosophie dans les années 30. Quel était le climat à la Sorbonne à l'époque ? Il y avait une espèce de gauche radicale socialiste qui régnait alors sur la philosophie. A la Sorbonne, il y avait André Lalande, Emile Bréhier et Léon Brunschvicg, qui a été mon maître. Ils représentaient une utopie optimiste qui s'est écroulée complètement avec la guerre.

Quelle a été votre expérience de la guerre ? Elle a été la période la plus importante de mon existence, en raison de mes années de captivité en Allemagne. C'est bien le seul moment de ma vie où j'ai été militant. Le milieu militaire, celui des officiers de carrière, était favorable à Vichy. On a su qu'avec de Gaulle on continuait à se battre. J'ai pris parti nettement. Dans les camps de prisonniers, il y avait la propagande allemande et celle de Vichy, qui se rejoignaient. On s'est donné beaucoup de mal, et le camp où j'étais a été gagné par de Gaulle. Cela a été une expérience d'unanimité. Un officier que j'ai revu après la guerre m'a dit : « C'est grâce à vous qu'on a pu rentrer la tête haute. » Lorsqu'il y a eu Stalingrad, à l'appel du matin, les Allemands ont été accueillis aux cris de « Stalingrad ! Stalingrad ! ». Avec quelques-uns de mes camarades, nous avons été envoyés à l'oflag spécial de Lübeck. Ce n'était pas un camp de concentration, mais le régime y était plus sévère.

A quelle tradition philosophique vous rattachez-vous ? Je suis un homme seul, comme le sont souvent les protestants. J'ai été marqué par Kierkegaard, qu'on a découvert en France lorsque j'étais étudiant, et par le théologien suisse Karl Barth. C'est une attitude qu'on résume parfois comme celle de l'homme « devant Dieu ». Cependant, c'est une tradition religieuse, plus que philosophique. S'il fallait en choisir une, ce serait celle du « spiritualisme universitaire », qu'on a totalement oubliée de nos jours. J'ai vu à la télévision des enfants qui confectionnaient des affiches contre la violence à l'école. Ils découvrent le respect, qui est une valeur kantienne, oubliée elle aussi... » Quand la IIIe République, avec Jules Ferry, a créé l'école laïque, il y avait autour de lui toute une équipe de protestants et ce sont eux qui ont formulé, pour la nouvelle école, une morale d'inspiration kantienne, fondée sur « le Beau, le Vrai, le Bien ». Qu'est-ce qu'on a mis à la place de cela ? On nous dit qu'il y a une crise de l'enseignement. Mais que reste-t-il du Vrai ? Il n'y a plus d'unité du Vrai. Le Beau ? On préfère l'abstraction. Quant au Bien... Si vous prononcez le mot « ordre moral », c'est presque ignoble, il y a des tas de gens qui entrent en fureur. Que veulent-ils ? un ordre immoral ? Dans les lycées et collèges, on a remplacé la morale par l'hygiène. J'ai écrit un Traité de morale, c'était un de mes premiers livres, quand je rentrais d'Allemagne. Les professeurs se plaignent et demandent ce qu'il faut faire. En réalité, on est revenu à l'état sauvage.

Est-ce que vous vous définissez comme croyant ? Oui. Mais là encore, je ne suis pas militant. Je n'ai jamais retrouvé les expériences religieuses que j'avais eues en captivité.

Vous êtes un auteur philosophique à la fois clair et abondant. Vous avez publié chez Payot, de 1966 à 1988, Les Sciences humaines et la pensée occidentale, en quatorze volumes. Est-ce que cette prolixité, et le refus de tout hermétisme, ne vous ont pas nui ? J'avais écrit l'Introduction aux sciences humaines et j'avais eu beaucoup de mal à la faire publier lorsque je suis entré un peu par hasard chez Payot où je suis tombé sur Jean-Luc Pidoux-Payot, le petit-neveu du fondateur de cette maison d'édition, qui m'a demandé combien de volumes m'étaient nécessaires pour développer ce qui était en germe dans l'Introduction. Il n'aurait jamais dû me demander cela...

Qu'est-ce que le « spiritualisme universitaire » ? Léon Brunschvicg était, quand je l'ai connu, un vieil homme d'une gentillesse extrême. Sa femme avait été ministre du Front populaire. Il se présentait comme un positiviste spiritualiste. Pour lui, la pensée humaine progressait grâce aux sciences. Il avait fait un peu de mathématiques modernes. Il pensait que les exercices mathématiques menaient à Dieu. J'ai fait sous sa direction un diplôme sur la pensée religieuse de Kant. Kant était son modèle. Seulement voilà, dans mon mémoire, j'arrivais à la conclusion que la religion ne tenait pas dans les limites de la simple raison, comme le voulait Kant.

Quelle influence Brunschvicg a-t-il exercé sur vous ? Brunschvicg avait écrit Les Etapes de la philosophie mathématique et L'Expérience humaine et la causalité physique. J'ai pensé qu'il fallait faire pour les sciences humaines ce que Brunschvicg avait fait pour les mathématiques et la physique, en présentant le renouvellement du domaine de la pensée d'époque en époque, la Renaissance, les Lumières, le romantisme. J'ai voulu montrer ce qu'était le ciel des idées à chacune de ces périodes, conçue dans sa totalité. C'est ainsi que j'ai été amené à faire un travail monstrueux. Qui va lire ces quatorze volumes ?

Qu'avez- vous fait en 1968 ? Je n'ai pas supporté tout ce désordre. Je suis parti au Québec, à l'université pontificale. Celle-ci vivait mentalement au XIIIe siècle, dominée par la hiérarchie ecclésiastique. Moi qui fuyais une révolution, j'ai brandi là-bas l'étendard de la révolte...

Vous avez passé votre thèse avec Gaston Bachelard sur la découverte de soi, l'autobiographie. Pourquoi ce sujet ? C'est le résultat des leçons que j'avais faites pour mes camarades de captivité. Cela avait été une expérience étonnante. C'était une façon d'occuper le temps, de ne pas se laisser aller. L'autobiographie est d'ailleurs davantage un genre protestant que catholique, en raison de l'examen de conscience individuel que pratiquent les protestants. On oublie volontiers que Jean-Jacques Rousseau, l'auteur des Confessions, est né citoyen de Genève et protestant.

Avez-vous le sentiment de ne pas avoir été lu ? Je n'étais pas à la mode. Je n'étais pas communiste. Le Parti communiste a joué un peu le même rôle que les jésuites au XVIIIe siècle, qui ont formé des gens qui se sont ensuite retournés contre eux. Et puis, il y a la méchanceté du milieu universitaire, dont on n'a pas idée.

Quel bilan faites-vous de votre métier d'enseignant ? Mon vrai métier, c'était d'écrire. Je ne pouvais pas enseigner ce que j'écrivais. J'étais professeur de philosophie générale et logique, et pas d'histoire des sciences humaines. En 1964, j'avais écrit un livre, L'Université en question, dans lequel je disais que les Français n'avaient pas le sens universitaire, contrairement aux Anglais ou aux Allemands, que la situation était catastrophique et que tout allait exploser. Le livre n'a eu aucun succès. Quatre ans plus tard, c'était mai 68... » Il n'y a pas en France d'équivalent de Cambridge, un lieu hors du monde, un peu utopique, rempli de bâtiments admirables, où les anciens étudiants retournent volontiers, même dans leur âge mûr. Dans notre pays, on confond enseignement supérieur et université. L'architecture universitaire contemporaine est strictement utilitaire. Je crois pourtant qu'il ne peut y avoir d'université sans utopie. »

[modifier] Œuvres

  • La Découverte de soi, 1948 ;
  • L'expérience humaine du sacrifice, 1948 ;
  • Traité de l'existence morale, 1949 ;
  • Mémoire et personne, 1951 ;
  • La parole, 1952 ;
  • Mythe et métaphysique, 1953 ;
  • Traité de métaphysique, 1956 ;
  • Science et foi au milieu du XXe siècle, 1956 ;
  • La vertu de force, 1957 ;
  • Introduction aux sciences humaines, 1960 ;
  • Dialogue avec le médecin, 1962 ;
  • Signification humaine de la liberté, 1962 ;
  • Kierkegaard, 1963 ;
  • Pourquoi des professeurs? Pour une pédagogie de la pédagogie, 1963 ;
  • L'université en question, 1964 ;
  • Les sciences de l'homme sont des sciences humaines, 1967 ;
  • La Pentecôte sans l’esprit sain : université 1968, 1969 (publié au Canada sous le titre : La nef des fous; Université 1968);
  • Montesquieu : Lettres persanes – Présentation par Georges Gusdorf, 1972 ;
  • Les Sciences de l’homme sont-elles des sciences humaines?, 1976 ;
  • Les révolutions de France et d’Amérique : la violence et la sagesse, 1988 ;
  • Lignes de vie (2 volumes), 1991 : Les écritures du moi (vol. 1) et Auto-Bio-Graphie (vol. 2) ;
  • Le crépuscule des illusions : mémoires intempestifs, 2002.

Collection : Les Sciences humaines et la pensée occidentale :

  • Tome I : de l'histoire des sciences à l'histoire de la pensée, 1966 ;
  • Tome II : Les origines des sciences humaines, 1967 ;
  • Tome III : La Révolution galiléenne (2 volumes), 1969 ;
  • Tome IV : Les principes de la pensée au siècle des lumières, 1971 ;
  • Tome V : Dieu, la nature, l’homme au siècle des lumières, 1972 ;
  • Tome VI : L’avènement des sciences humaines au siècle des lumières, 1973 (Grand Prix Gobert de l'Académie française);
  • Tome VII : Naissance de la conscience romantique au siècle des lumières, 1976 ;
  • Tome VIII : La conscience révolutionnaire; Les idéologues, 1978 ;
  • Tome IX : Fondements du savoir romantique, 1982 ;
  • Tome X : Du néant à Dieu dans le savoir romantique, 1983 ;
  • Tome XI : L’Homme romantique, 1984 ;
  • Tome XII : Le savoir romantique de la nature, 1985 ;
  • Tome XIII : Les origines de l’herméneutique, 1988.

[modifier] Sources

  • Éric Bourde, Gusdorf l'entêté dans le Libération du jeudi 7 mars 1991
  • Dominique Dhombres, Georges Gusdorf dans Le Monde du 24 octobre 2000