Discuter:Neutralité axiologique

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Ce n'est pas tout à fait cela. Ou alors il faut préciser ce qu'on entend par "valeur" qui, en français, a un sens ambigu. Dans la pensée allemande, le Wert est une valeur personnelle, individuelle. C'est Nietzsche qui fixe le sens de ce terme pour la pensée allemande ultérieure. Il ne s'agit donc pas des "valeurs culturelles", des "valeurs sociales" comme on comprend plutôt le mot dans la pensée française ou anglo-saxonne. Et cela ne facilite pas la compréhension du principe qui est déjà bien difficile à appliquer en lui-même (la défense absolue de ce principe méthodologique a valu bien des débats et des déboires à Weber, et finalement sa démission de la Société Allemande de Sociologie).

Bref, la neutralité axiologique consiste donc, non pas exactement à s'abstenir de porter un jugement sur les valeurs d'une culture, mais plutôt à s'abstenir de porter un jugement sur les valeurs d'un ou de plusieurs individus. Ce qui n'est pas exactement la même chose, puisque reposant sur le postulat qu'à une société ne correspond pas une culture, mais qu'au sein de la société coexistent plusieurs valeurs différenciables.

L'exemple que donne Weber est celui-ci : Qu'est-ce qu'un chef charismatique ? Pourquoi un chef charismatique entraine-t-il les hommes à sa suite ? Comment définir le charisme ? Et par exemple : Comment différencier les faux prophètes des vrais prophètes (puisque le prophète est le meilleur exemple du chef charismatique "pur") ? Et bien, Weber répond explicitement : Peu importe. Si ça se trouve, le prophète est un "faux prophète". Ce qui compte pour la sociologie, c'est uniquement que des hommes croient qu'il détient effectivement une qualité supra-terrestre, et, pour cela, lui obéissent.

Par conséquent, on voit en quoi consiste précisément la neutralité axiologique : S'abstenir de porter des jugements de valeur sur les croyances des individus. Et particulièrement des jugements de valeur a posteriori : Il est trop aisé pour l'historien de décider a posteriori de ce qui est vrai ou faux. Pour continuer sur notre exemple, l'historien, qui dispose d'informations, de connaissances, et d'un recul que n'avaient pas nécessairement les contemporains, peut être amené à découvrir que le soit-disant "prophète" n'était en fait qu'un charlatan. Dès lors, il peut être tenté de juger les pauvres individus que le subterfuge a abusés et qui ont suivi, soutenu, aimé souvent, le faussaire. Mais juger, ce n'est pas comprendre. Pour comprendre les individus, et en particulier les individus historiques, il faut tenter de se mettre "à leur place", essayer, autant que faire se peut, de penser comme ils pensaient, d'appréhender les évènements comme ils étaient capables de les appréhender, avec le niveau de connaissances qui était le leur, éventuellement la culture qui était la leur, etc.

On voit peut-être ainsi à quel point la neutralité axiologique est fortement articulée avec la méthodologie de Weber : elle est inséparable du principe de compréhension (Verstehen). On ne peut pas comprendre les acteurs sociaux si l'on ne fait pas tendre sa pensée vers l'effort qui consiste à se mettre "à leur place", en s'abstenant autant que possible de mêler à cette réflexion ce qu'on pense soi-même de la situation dans laquelle ils sont insérés, et ce qu'on pense soi-même de la manière dont ils agissent ou réagissent.

Et on voit peut-être aussi pourquoi, néanmoins, ce principe est si peu respecté. D'abord parce qu'on peut juger que cet effort est nécessairement voué à l'échec. Est-il possible de "penser comme pensaient les Anciens" ? C'est une vraie question d'ordre épistémologique. Mais aussi -et c'est l'essentiel de la critique qui lui est adressée- parce que ce principe peut apparaitre comme ayant des conséquences désagréables, et en particulier comme posant un problème qu'on peut formuler à peu près dans les termes de Leo Strauss (Droit Naturel et Histoire) : Il serait quand même bien ennuyeux que la neutralité axiologique nous empêche de porter un jugement de valeur (sans doute négatif) sur Hitler ou Staline. Ou, au contraire, d'autres veulent garder la latitude de porter un jugement de valeur (sans doute positif cette fois)) sur les prophètes, qu'il s'agisse des prophètes juifs, du Christ, etc. Raymond Aron et toute une école de la sociologie française, quoique se réclamant par ailleurs de l'épistémologie weberienne, refuse ainsi le principe de neutralité axiologique, au nom de la nécessité qu'il y aurait à porter un jugement sur l'histoire et les hommes.

Quoiqu'il en soit, il me semble que c'est mal comprendre Weber : Il ne dit pas qu'il faut absolument s'abstenir de porter un jugement sur la personne du chef, sur sa doctrine, encore moins sur ses actes, etc. Simplement, ce jugement éthique appartient à un autre domaine que celui de la sociologie. Ce qui intéresse Weber dans le cadre de la sociologie c'est le fait que cet individu particulier donne des ordres, que ces ordres sont obéis, et qu'il découle de cette obéissance des faits sociaux. En ce sens, le sociologue n'a pas besoin de définir cette faculté particulière que serait le charisme, il n'a pas besoin de dire ce qu'est le charisme en soi et il n'a nul besoin de distinguer les "vrais" chefs charismatiques des "faux", et les "bons" des "mauvais". Pour le sociologue, le chef charismatique, c'est simplement celui dont les commandements sont obéis en raison d'une croyance en un pouvoir supra-naturel, et qui, par là-même, oriente l'activité sociale d'un groupe d'individus. Car au final, l'objet en propre de la sociologie, c'est bien cette activité sociale, et non le bien-fondé de telle ou telle croyance.

En bref, ce débat toujours renouvelé met surtout bien en lumière toute la difficulté qu'il y a à revendiquer une position d'objectivité minimale dans les sciences sociales.

Bergame.

J'ai ajouté un passage sur Isabelle Kalinowski qui va dans votre sens. Thierry Caro (d) 2 février 2008 à 16:31 (CET)