Sociologie de la traduction

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Pour l'usage du terme traduction dans les langues, voir Traduction.

La sociologie de la traduction est une théorie sociologique et épistémologique qui a été développée à partir des années 1980 par Michel Callon et Bruno Latour de même que d'autres chercheurs du Centre de sociologie de l'innovation de l'École des Mines de Paris. Elle est parfois également nommée « Théorie de la traduction », mais ni l'une ni l'autre désignation ne s'est imposé durablement. C'est sous le nom de Théorie de l'acteur-réseau que le programme de la sociologie de la traduction se poursuit aujourd'hui.

Sommaire

[modifier] Principes

Icône de détail Article détaillé : Théorie de l'acteur-réseau.

À l'origine, Callon et Latour s'intéressent aux conditions de production de la science. Leur position épistémologique est radicale : ils rejettent les positions externalistes, rationalistes, la naturalisation (le réalisme), la sociologisation (le fait scientifique est la résultante des jeux de pouvoir) et la déconstruction (le relativisme naît de l'illusion du locuteur et des jeux de langage). En s'écartant de ces positions, ils veulent en finir avec les cloisonnements et reconsidérer le fait scientifique et humain en fonction de la multiplicité des relations qui le consituent. Cette conception les conduit à rejeter les approches qui séparent l'« humain » du « non-humain », et conséquemment, l'économie (ou la technologie) de la sociologie.

À partir de ces postulats, Callon et Latour élaborent une théorie de la « fabrication » du fait scientifique qui repose sur quelques notions principales issues d'études menées en sociologie des sciences :

  • Le réseau. Il est défini comme une « méta-organisation » rassemblant des humains et des non-humains lesquels agissent soit comme médiateur ou intermédiaire les uns avec les autres. Cette notion permet de fédérer des catégories comme celles de sphère d'activité, d'institution et d'organisation. Pour reconstituer le réseau à partir des éléments parcellaires qui sont déduits de l'observation, il faut éviter de découper les problèmes qui le concernent en tranche. Au contraire, il s'agit de mettre en relation toutes les entités qui y participent.
  • La traduction. Ce concept repris des travaux de Michel Serres, ne doit pas être compris dans la même perspective que la traduction linguistique. C'est une mise en relation qui implique toujours une transformation, c'est-à-dire d'une opération de traduction. Celle-ci consiste à relier des éléments et des enjeux a priori incommensurables et sans commune mesure. La traduction établit un lien entre des activités hétérogènes et rend le réseau intelligible. Cette reconstitution du réseau passe généralement par l'analyse des controverses qui permet de voir comment les acteurs traduisent leurs positions tout en nous faisant entrer dans les débats qui construisent les faits pour ensuite se stabiliser.
  • La controverse. C'est par la controverse que s'élaborent les faits. En effet, la controverse précède toujours l'émergence d'un énoncé scientifique et d'une innovation. En l'étudiant de plus près, on peut donc relier les étapes et les acteurs qui entrent dans le processus qui permet au fait de se construire. En choisissant de se pencher sur les conditions sociales ayant permis au fait de se stabiliser, Latour et Callon renversent l'ordre de la compréhension. Si le fait se stabilise, ce n'est pas du fait de l'état de la nature, mais à cause de l'accord (consensus) sur le fait.
  • L'entre-définition. La notion d'entre-définition renvoie à une sorte de dialectique qui s'instaure entre le fait et le réseau. Le fait est donné par le réseau qui le porte, lequel n'existe que par le fait autour duquel il se forme. Et par suite, la robustesse du fait dépend de l'irréversibilité du réseau, elle même liée au degré d'ancrage du fait. Une fois le réseau constitué autour du fait, le fait gagne en réalité.
  • Le principe de symétrie. Le principe de symétrie est double (ou généralisé) : d'une part, le sociologue de la traduction doit apporter une importance égale aux sujets et aux objets (ou aux humains et non-humains), d'autre part, il doit en outre étudier le processus de production à travers les controverses qui l'anime, donc aussi bien à travers les échecs que les réussites scientifiques (ce point renvoie au principe de symétrie de Barry Barnes et David Bloor (1976)). Ceci oblige l'épistémologue à ne pas tracer de frontières trop nette entre la science et la non-science, la science n'est pas vierge de tout mythe et l'état de la controverse peut être momentanément défavorable à un fait qui s'avèrera scientifique par la suite.

[modifier] Méthode

À partir de ces concepts, Latour et Callon proposent une méthode pour traduire un réseau et tenter de le modifier. Cette méthode est très utile en sociologie des organisations. Elle se fait en dix étapes :

  • L'analyse du contexte. Elle revient à une analyse des actants en présence, de leurs intérêts, de leurs enjeux et de leur degré de convergence. On doit introduire dans cette analyse l'ensemble des non humains.
  • La problématisation du traducteur. C'est une opération de repérage indispensable à toute action de changement consistant à faire la part dans une situation de ce qui unit et de ce qui sépare. Ce qui conduit à la formulation d'une interrogation qui réunit les acteurs concernés, et à faire passer chaque entité d'un contexte d'une position singulière à travers une acceptation de coopération, c’est-à-dire en fait à la constitution d'un réseau. Cette problématisation ne peut être assurée que par un traducteur dont le rôle est accepté par les protagonistes du réseau, et ceci d'autant plus que la problématisation est le fruit d'un travail collectif. « Si l'apprenti traducteur s'exprime d'un lieu illégitime aux yeux des autres actants de la situation alors c'est moins la qualité de ce qui sera que lieu d'où elle sera formulé qui importera. On a là une confirmation de l'absence d'essence d'un fait comme énoncé ; sa qualité n'est pas dans son contenu mais dans son processus d'énonciation ou de production. »
  • Le point de passage obligé et la convergence. C'est un lieu (physique, géographique, institutionnel) ou un énoncé qui se révèle être incontournable.
  • Les porte-paroles. Les négociations qui vont s'instituer auront lieu entre chaque porte-parole de chacune des entités de la situation. En fait, le micro-réseau ne s'agrandira que si les entités qui le composent parviennent à se diffuser. Toutes les entités humaines et non-humaines doivent être représentées dans les espaces de négociation à partir desquels les réseaux s'élaborent. Les porte-paroles rendent alors possible la prise de parole et l'action concertée.
  • Les investissements de forme. Cette notion, développée à l'origine par les économistes François Eymard-Duvernay et Laurent Thévenot, qui contribuèrent à la naissance de l'économie des conventions désigne le travail des acteurs-traducteurs pour substituer à des entités nombreuses et difficilement manipulables un ensemble d'intermédiaires, moins nombreux, plus homogènes et plus faciles à maîtriser et à contrôler. Les investissements de forme réduisent donc la complexité, ils la rendent saisissables.
  • Les intermédiaires. Les investissements de forme fonctionnent en produisant des intermédiaires, c’est-à-dire tout ce qui circule entre les différentes entités de la situation. Ces intermédiaires permettront de cimenter le réseau.
  • Enrôlement et mobilisation. Enrôler signifie affecter aux membres du réseau une tâche précise qui les rend acteurs essentiels dans le devenir du réseau. La mobilisation, consiste alors dans leur implication dans l'action, dans la consolidation du réseau. Elle permet de trouver du sens et de l'intérêt à l'élaboration du réseau. Les actants construisent donc leur rôle dans une sorte de division des tâches qui permet de consolider le réseau et d'enraciner ceux qui, le consolidant, se lient à lui.
  • Rallongement et irréversibilité. Rallonger le réseau est une condition de la solidité de celui-ci. Pour ce faire, on multiplie les entités qui composent le réseau, en allant du centre à la périphérie. Ainsi, le noyau, autour duquel ont été rassemblé des sujets porteurs d'un projet et des objets grâce à une opération de traduction, doit pour être solidifié recevoir des entités nouvelles. Mais n'y a-t-il pas un risque de dispersion qui fragiliserait le réseau ? Pour éviter ce risque, il faut remplir deux conditions, la vigilance et la transparence.
  • La vigilance. L'attention aux choses, à leur propension, à la manière dont s'articulent les réseaux est décisive. En sociologie, le thème de la vigilance a plutôt été travaillé par des chercheurs comme Francis Chateauraynaud et Didier Torny dans leur ouvrage intitulé Les Sombres précurseurs (1999), qui examine précisément, à travers le cas de la vache folle les risques d'un monde en réseaux.
  • La transparence. La transparence doit être permanente dans la phase d'éparpillement du réseau, car c'est elle qui permet qu'une confiance s'instaure entre les actants.

[modifier] Application de la sociologie de la traduction

Certains auteurs[1] expliquent comment l'approche de la traduction et celle des réseaux (plus précisément Callon, Latour, Serres, en l'occurrence) peuvent être utilisées pour développer de nouveaux modes de direction et d'action en entreprise, spécialement sur la question de l'innovation.

[modifier] Notes et références

  1. H. Amblard, P. Bernoux, G. Herreros et Y-F. Livian, Les nouvelles approches sociologiques des organisations, 2e éd., Paris, Éditions du Seuil, 1996.

[modifier] Liens internes