Discussion Utilisateur:Neuman 01

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Les pages de discussion sont là pour discuter de la rédaction de l'article correspondant, pas pour y placer 3 tonnes d'idées personnelles sans aucun rapport avec le sujet, en l'occurence la langue arabe. sebjd 17 oct 2004 à 22:44 (CEST)

[modifier] astrolabe et lrecherches francaise

les années 1970, la réflexion sur les études et recherches portant sur les mondes musulmans, la volonté d'ajustement aux nouvelles réalités et de réforme tant de la part des pouvoirs publics que de la communauté scientifique elle-même ont été constantes en France.

Tandis que notre communauté scientifique s'organisait en effet d'elle-même avec la création de l'Association française des arabisants (AFDA) dès 1973 et de l'AFEMAM en 1985, de nombreux rapports officiels voyaient le jour, parmi lesquels je retiendrai pour leur influence ou leur écho le Rapport sur les études arabes présenté au premier ministre [Raymond Barre] par Roland Morin en avril 1981, le Rapport de l'Association française des Arabisants Dix ans de recherche universitaire française sur le monde arabe et islamique par Jacqueline Chabbi et Bruno Half en 1982, le Rapport de l'AFEMAM Les études sur le monde arabe et musulman en France. Contribution à un état des lieux et propositions, édité par André Raymond en janvier 1991, le Rapport sur les études méditerranéennes remis au Ministre de la recherche [Hubert Curien] de Robert Ilbert en mai 1992, le Rapport sur Les centres de recherches en sciences humaines et sociales du Ministère des Affaires Étrangères dans la Région méditerranéenne et au Moyen-Orient de Pierre Brochand en décembre 1998, le Rapport sur les Écoles et Instituts français en Méditerranée du Centre National d'Évaluation des Établissements Publics à caractère scientifique, culturel et professionnel en février 2000.

Dans le courant du premier semestre 2000, l'ex-MENRT et le MAE ont préparé ensemble un plan de réformes des centres français de la Méditerranée musulmane (centres de recherches et observatoires urbains). Ils ont réuni en avril 2000 l'ensemble des Conseils scientifiques de ces centres et leur ont présenté les grandes lignes des réformes qu'ils comptaient mettre en oeuvre. Les Conseils ont salué l'initiative conjointe des ministères et apprécié très favorablement l'architecture globale du projet et son ambition ; à telle ou telle réserve près dont les représentants des ministères ont déclaré prendre bonne note, les Conseils ont approuvé les propositions. Dès que les décrets seront signés, l'AFEMAM se fera un devoir d'en relayer l'information auprès de ses membres. Si le projet aboutit dans les grandes lignes esquissées, si les moyens financiers envisagés sont réellement affectés, aussi bien les jeunes chercheurs que les structures métropolitaines de recherches et d'études devraient gagner à la réforme.

Est-ce à dire que, pour autant, nos études et nos recherches, nos centres de recherche et nos formations d'enseignement, ainsi que le recrutement de la jeune recherche se portent bien ? La réponse est complexe.

Le recrutement de jeunes chercheurs ou de jeunes enseignants se poursuit. Le CNRS en particulier recrute bon an mal an quelques chercheurs (sans compter quelques postes en délégation temporaire) et la moisson de cette année 2000 ne sera pas négligeable. Idem du côté des postes de maîtres de conférences.

Dans le même temps, depuis quelques années, nous assistons cependant à une montée sourde des critiques à l'encontre des recherches sur les aires culturelles en général, pas de notre aire culturelle en particulier. Comme il se doit dans toute communauté saine, nombre de critiques ont eu une origine interne à notre communauté scientifique. Elles furent le fait tant de la part des chercheurs occidentaux eux-mêmes que de la part des natifs des pays étudiés, dont la figure la plus emblématique est celle d'Edward W. Saïd [2]. Mais une seconde critique s'est fait jour, que je qualifierai ici d'externe, elle est le plus souvent implicite et diffuse et émane de personnalités scientifiques qui détiennent souvent influence, voire pouvoir. Je ne m'appesantirai pas ici sur la première critique qui a fait l'objet de nombreux débats mais qui n'a pas d'effets sur les dispositifs de la recherche à la différence de la seconde critique qui retiendra ici notre attention en tant que communauté de recherche et qui ne suppose pas le même type de réponse et surtout d'action.

La critique externe tend subrepticement à instituer, non de droit mais de fait, deux régimes du savoir : le savoir pleinement légitime, celui des pays du centre, producteurs et objets de connaissance, d'un côté et de l'autre le savoir sur les aires culturelles à légitimité scientifique partielle, qu'il émane des chercheurs des premiers pays ou des chercheurs natifs de ces aires culturelles.

Dans le meilleur des cas, la critique émane de personnalités qui partent surtout de leur positionnement fort à l'intérieur de leur discipline mais qui n'ont généralement ni une connaissance suffisante de l'état des travaux de telle ou telle aire culturelle et sur tel ou tel sujet, ni une connaissance directe des terrains qui leur permettrait d'apprécier la spécificité des trajectoires à conduire et les difficultés à surmonter pour acquérir un niveau et une compétence. L'avis de ces personnalités est en quelque sorte un avis a priori, fondé davantage sur une évaluation de l'apport de ces recherches à l'avancement des disciplines de référence [3] que sur une critique des acquisitions par rapport à un état du savoir dans un domaine déterminé qu'elles ne sont pas en mesure d'établir. Cette critique bute sans doute sur certaines limites mais ne peut pas ne pas interroger notre communauté scientifique quant à la réception, en fait à un déficit de réception générale, de sa production par la communauté scientifique globale.

Le développement des recherches en sciences humaines et sociales, leur ancienneté, leur volume, leur diversification par épuisement (relatif) d'objet ou renouvellement des problématiques sur des objets déjà largement traités (par exemple aujourd'hui pour ce qui est des institutions [4] ou des biographies [5]), n'est certes pas le même lorsqu'on travaille sur l'Europe occidentale ou, pour ce qui nous concerne, sur les pays musulmans. Il est certain que si, en histoire, dans les études sur le monde musulman, on n'en est pas à travailler déjà sur des thématiques comme celles d'un Alain Corbin sur les paysages sonores ou sur l'odorat [6], il faut savoir l'état global de la recherche et que les chantiers à ouvrir, par comparaison aux chantiers ouverts sur l'histoire de l'Europe, sont immenses : celui par exemple des archives ottomanes, à proportion de la tâche qui attend, en est presque à ses débuts [7].

Nos critiques devraient cependant se souvenir que l'historicisation de nos propres communautés occidentales et donc le développement de l'histoire comme science [8] a accompagné la formation de l'État-nation comme vient de le montrer avec éclat dans le cas particulier de la communauté juive allemande au tournant des XIXe et XXe siècles l'ouvrage de Jacques Ehrenfreund [9] et qu'au total le statut même de l'histoire ne cesse d'interroger jusqu'à maintenant nos sociétés [10], que le rapport à notre propre société n'est pas toujours moins complexe, voire moins entaché de valeurs que l'étude des sociétés "autres", comme en témoignent l'histoire de la France vichyste – donc des travaux sur des périodes sensibles comme le sont souvent, mutatis mutandis, les recherches sur les aires culturelles (sur l'islam notamment) - sur laquelle l'approche novatrice et la plus véridique fut l'oeuvre d'un auteur étranger (R. Paxton) et plus récemment, si on en croit Gilbert Meynier, l'histoire de la guerre d'Algérie, avec son Paxton allemand, Hartmut Elsenhans [11]. On notera que l'ouvrage de celui-ci aura attendu 25 ans avant d'être traduit en français : ce dernier fait n'en dit-il pas long sur la capacité limitée de notre pays à entendre un discours différent, même scientifique, nous impliquant directement même s'il concerne aussi l'"autre" ? Ceci ne permet-il pas de comprendre une forme d'inaudibilité plus ou moins forte des études dès lors qu'elles ne concernent que l'"autre" ? Ces deux derniers exemples en disent long sur une suffisance de jugement qui doit elle-même être soumise à examen, sur un risque d'autisme occidental, à rebours de ce que l'Occident a été et qui alors a sans doute contribué à faire sa force.

Serait-il iconoclaste de retourner la question des critiques des area studies et de demander si les historiens, les sociologues, les politologues, les géographes, ... occidentaux travaillant sur l'Occident, participent à proportion de leur nombre, qui est infiniment plus grand que celui de ceux qui travaillent sur les aires périphériques, au “ développement théorique et méthodologique de leur discipline ” ? Les critiques des recherches d'aires culturelles ne réfléchissent-ils pas d'une certaine façon comme si le terrain – occidental au mieux, beaucoup plus local la plupart du temps - sur lequel ils travaillent était en mesure de valider universellement leur savoir ? Claude Lévi-Strauss a tenu à cet égard des propos d'autant plus intéressants qu'ils ont aussi trait à l'oeuvre de Michel Foucault : “ Dans mon histoire personnelle, les raisons qui m'ont éloigné de la philosophie pour me conduire à l'ethnologie étaient précisément qu'il fallait, si on voulait comprendre l'homme, éviter de s'enfermer dans l'introspection, ou se contenter de considérer une seule société – la nôtre - , ou encore survoler quelques siècles de l'histoire du monde occidental. Je voulais qu'on se penchât sur les expériences culturelles les plus différentes et les plus éloignées de la mienne. Ce n'était pas du tout la démarche de Foucault qui s'intéressait exclusivement à notre culture, même en y incluant son passé ” [12].

Si je cite Lévi-Strauss, c'est parce que son nom à lui seul signifie combien l'extraversion occidentale peut être porteuse de progrès de la connaissance, lui dont l'oeuvre anthropologique, basée sur une expérience – certes courte – de terrain et sur l'étude des mythologies des peuples archaïques a permis de révolutionner l'ensemble des sciences sociales. De nombreux autres noms pourraient s'ajouter à Lévi-Strauss qui invalideraient en bonne partie la remarque de Peter H. Smith sur l'absence de contribution des travaux sur les aires culturelles à la théorie générale : à commencer par Emile Durkheim [13] et Marcel Mauss, les culturalistes américains, Roger Bastide, Georges Balandier, Maurice Godelier, Ernest Gellner, Edmund Leach, Benedict Anderson, ... L'oeuvre de Louis Dumont, l'influence que celui-ci a eue sur la pensée sociologique contemporaine, ses thèses sur l'individualisme et sur le nationalisme [14], tout cela est-il sans relation avec son expérience d'indianiste [15] ? L'oeuvre de Pierre Bourdieu a été elle-même profondément irriguée par son expérience algérienne : c'est avec de grands textes directement en rapport avec ses travaux anthropologiques algériens que des concepts bourdieusiens aussi fondamentaux qu'habitus, capital symbolique, champ,... apparaissent [16] ; dans deux récents ouvrages (1998, 2000), il inscrit ses analyses dans la perspective de ses travaux d'antan : son étude de la domination masculine commence par une référence à “ la construction sociale des corps ” à partir de la référence kabyle [17], son étude des structures sociales de l'économie [18] fait état de ses recherches sur l'agriculture et sur le travail en Algérie des années 1960 [19].

Mais la notoriété de quelques figures des sciences sociales et humaines ne doit pas masquer que malgré tout l'essentiel des travaux sur notre aire culturelle connaissent une diffusion et une reconnaissance limitées. La raison fondamentale en est moins dans leur qualité intrinsèque que dans le fait que la plupart du temps ces auteurs ne sortent pas de leur domaine de spécialité alors que tous les auteurs cités ont conjugué, souvent en des temps différents de leur carrière, recherches sur une aire culturelle et recherches théoriques ou sur un pays du centre. La centralité dans la discipline provient d'un investissement théorique ou stratégique. Aux grandes figures ci-dessus, on pourrait ajouter le nom de politologues comme Jean Leca et Bertrand Badie, ou d'un anthropologue comme Christian Bromberger, centraux dans leur discipline après avoir investi plus ou moins fortement sur une aire culturelle, mais qui ont su intégrer durablement dans leurs ouvrages l'apport des aires culturelles.

La question que posent cependant nombre de ces oeuvres comme de nombreux autres travaux est de savoir si la notion d'aire culturelle fait sens pour ces auteurs. Dans l'oeuvre de Lévi-Strauss on trouve la réponse suivante : “ En présence d'un chaos de pratiques sociales ou de représentations religieuses, continuerons-nous à chercher des explications partielles, différentes pour chaque cas considéré ? ou bien essaierons-nous de découvrir un ordre sous-jacent, une structure profonde par l'effet de laquelle on puisse rendre compte de cette diversité apparente, en un mot, vaincre l'incohérence ? Pour des domaines aussi différents Les Structures [élémentaires de la parenté] et les Mythologiques se posent exactement le même problème, et les démarches sont identiques ” (1988, 197). L'aire culturelle ne peut faire sens scientifiquement dans cette perspective, d'une certaine façon elle n'a pas de statut scientifique, elle n'a qu'une réalité empirique [20]. Le cloisonnement des dispositifs du savoir, au-delà du caractère fonctionnel (nécessités d'institutions de conservation des ressources – bibliothèques, musées – et d'un corps d'enseignants des langues et civilisations), ne fait pas sens scientifiquement et au total les critiques externes des area studies, sauf si celles-ci voulaient se constituer dans une singularité épistémique relevant d'une forme attardée de lyssenkisme, n'ont pas de véritable objet.

Avec l'anthropologue Jack Goody, ces mêmes critiques externes sont elles-mêmes soumises à la question. Dans L'Orient en Occident [21] qu'il n'est pas possible de suivre ici dans la richesse de ses démonstrations, Jack Goody écrit que “ la recherche se heurte toujours au "binarisme" qui hante les "visions du monde" ” et force est de convenir que la distinction de fait entre sciences légitimes et area studies relève pleinement de ce binarisme. Goody conteste la vision archaïsante que l'Occident se fait de l'Orient et qui prend appui sur l'autorité de Marx ou de Max Weber et sur l'affirmation d'un monopole de la rationalité de l'Occident qui expliquerait la supériorité de celui-ci, quitte - quand l'émergence de tel pays oriental au niveau du capitalisme occidental contredit le schéma initial - à invoquer opportunément des systèmes de valeurs comparables comme entre le système éthico-religieux d'avant l'ère Meiji et le protestantisme en Occident [22] dans le cas d'un Japon portant tout aussi asiatique que la Chine. D'une certaine manière Goody retourne la critique des travaux d'aires culturelles en affirmant qu'“ une fausse évaluation comparative de l'Orient et de l'Occident affecte aussi notre compréhension de l'Occident en tant que tel ” (17).

Il n'est pas possible ici de pousser plus loin l'analyse (et d'intégrer en particulier dans les paramètres de la réflexion les approches post-modernistes). Dans le cadre de l'AFEMAM et plus particulièrement de table ronde du Congrès de Lyon déjà mentionnée, nous avons déjà engagé une réflexion sur cette question. Mais il nous faut poursuivre la réflexion et conduire des actions. Il me paraît nécessaire lors des prochaines rencontres de tenir compte de ce que signale la critique externe qui est adressée à nos recherches. Celles-ci souffrent sans doute d'insuffisances internes qu'il nous appartient de corriger, mais elles pâtissent aussi de leur trop forte insularité et de leur méconnaissance par les spécialistes des pays du centre. On pourrait multiplier les exemples de cette méconnaissance et du fait que nos travaux ne déparent pas par rapport aux travaux portant sur les pays du centre. J'en donnerai (trop) brièvement un exemple.

Les géographes sont à la recherche d'une définition abstraite de la ville qui permette de dépasser la question des spécificités culturelles (ville hindoue, ville islamique, ville européenne, ...). Dans la lignée des travaux de Jacques Lévi [23], ils définissent par exemple la ville comme “ un géotype de substance sociétale caractérisé par la concentration spatiale maximale (densité) du maximum d'objets sociaux (diversité) ” (J. Lévi, 1994, 285). En langage plus simple la ville est un lieu dans lequel la distance est minimale, la densité et la diversité maximales. Il y aurait donc là un moyen de bien discriminer entre ville et campagne. Le village se distinguerait bien de la ville parce que si la distance y peut être réduite entre ses membres, en tout cas la complexité y serait faible, nous aurions affaire à un ensemble homogène ou le plus près de l'homogénéité. Transposons cela dans une région de notre aire culturelle, prenons une campagne tunisienne. Pas El Hamma de Gabès par exemple, qui est déjà classé comme ville, mais l'oasis voisine de Bechima. Pratiquement on retrouve dans Bechima la même population qu'à El Hamma, bien qu'en nombre moindre au total. La concentration est peut-être moins forte, la population est un peu plus dispersée dans la palmeraie même, mais dans El Hamma nombre de familles résident aussi dans la palmeraie, ce n'est donc pas un signe suffisant de distinction. Mais surtout le système social est aussi complexe à Bechima qu'à El Hamma, dans les deux cas il est structuré selon le principe de la fragmentation tribale qui commande tout l'ordre de la cité, depuis les alliances matrimoniales jusqu'au partage des terres. Pour un urbain, le monde rural est simple, pour un Beni Zid l'espace social du Bechimaoui est très complexe comme tout système à classement généalogique, tribal [24] et chacun depuis Lévi-Strauss et les études sur les systèmes d'alliance des sociétés archaïques sait le niveau de grande complexité qu'atteignent ces systèmes [25] : le primitif de Lévy-Bruhl, le sauvage de Lévi-Strauss [26], l'ethnique des anthropologues relèvent peut-être de l'élémentaire, mais l'élémentaire est bien loin d'être le simple ! Il faudrait définir les critères de la complexité et ne pas nécessairement penser a priori que la complexité urbaine est plus complexe que la complexité dite archaïque. De plus pour les spécialistes du monde arabe qui sont habitués aux grandes concentrations que sont les pèlerinages, comme les pèlerinages aux mausolées de quelques saints, ces lieux de pèlerinage parfois situés hors de toute agglomération concentrent le maximum de proximité et de complexité sociale et l'on ne peut pas dire qu'il s'agit vraiment d'une ville. Je comprends bien que les géographes aient besoin d'un concept de ville, comme Platon avait besoin d'un concept de la justice ou de la beauté qui ne se confonde pas avec la diversité des situations, ce que Lévi-Strauss qualifierait de chaos des situations. Le concept forgé par Jacques Lévi, pour intéressant qu'il soit, me paraît trop large puisqu'il subsume encore des réalités qui ne sont pas notoirement des villes ou que je ne pourrais appeler villes que par abus ou arbitraire.

Au total, les travaux sur les aires culturelles mériteraient doublement d'être confrontés aux travaux portant sur les pays du centre qui sont prétendument plus assurés dans leur scientificité. Ils le mériteraient parce que cette confrontation leur permettrait un accroissement de validité à partir d'autres terrains. Certes P. Bourdieu [27] explique-t-il que “ Husserl enseignait que l'on doit s'immerger dans le particulier pour y découvrir l'invariant, et Koyré, qui avait suivi les cours de Husserl, a montré que Galilée n'a pas eu besoin de répéter indéfiniment l'expérience du plan incliné pour construire le modèle de la chute des corps. Un cas particulier bien construit cesse d'être particulier. [...] Le but de la recherche est de découvrir des invariants transhistoriques ou des ensembles de relations entre des structures relativement stables et durables ”. Mais il s'agirait là d'un élément qui pourrait garantir davantage l'impeccabilité de la démonstration. Le deuxième profit serait de permettre d'intégrer nos recherches dans le corpus des disciplines au lieu de les laisser isolées dans le cercle des connaissances particulières, de l'exotisme. Le congrès de l'AFEMAM qui se tiendra à Strasbourg en juillet 2001 et qui tentera de croiser les travaux de différentes aires culturelles autour de le thème "La religion comme fait social. Sciences humaines et sociales comparées des sociétés musulmanes et des sociétés occidentales et asiatiques " sera l'une des occasions de mettre en oeuvre cette stratégie et de favoriser ce comparatisme généralisé - et pas simplement interne à une aire culturelle homogène - que pratiquait déjà le Lévi-Strauss des Structures élémentaires de la parenté et qu'un homme comme Marcel Détienne appelle de ses voeux en proposant même, au-delà de toute frilosité, de comparer l'incomparable [28]. Il s'agit là d'un tournant possible pour l'ensemble des sciences sociales et humaines.

“ Un champ scientifique authentique est un espace où les chercheurs s'accordent sur les terrains de désaccord et sur les instruments avec lesquels ils sont en mesure de résoudre ces désaccords, et sur rien d'autre ” (P. Bourdieu, 1992, 152). Que nous travaillions sur les pays du centre ou sur des aires dites culturelles, si nos recherches relèvent d'un champ scientifique authentique, seuls ces principes devraient s'appliquer et permettre le dépassement d'une binarité injustifiée et d'aucun côté injustifiable.


Notes [1] Je reprends à dessein ici le titre de l'ouvrage qui, sous la direction

[modifier] histoire naval chez les arabe

"Arabe" doit être admis comme "non chrétien", car la pensée qui sera étudiée est la manifestation des choix "stratégiques" de chefs barbaresques, ottomans, abbassides, mongols, safavides, yéménites et… arabes1.

Par ailleurs, la notion de "mer", liée au mot "naval", concerne ici deux espaces : d’une part, la Méditerranée, et, d’autre part, le nord-ouest de l’océan Indien auquel on rattachera la mer Rouge. Bien que nettement séparés par la géographie (au moins jusqu’au XIXe siècle), ces deux espaces connaîtront des "contacts stratégiques". Il faut songer, par exemple, aux charpentiers vénitiens venus construire, sur les bords de la mer Rouge, les navires ottomans qui seront battus en 1551 par les Portugais le long de la côte ouest des Indes. Mais ces "contacts" seront occasionnels et, en fait, c’est bien dans chacun de ces deux espaces qu’il faudra rechercher quelle pensée navale a pu véritablement exister.

Une autre remarque préliminaire s’impose, à propos des références à la base de cette étude. Les chroniques arabes donnent peu d’informations sur l’histoire maritime. Les célèbres livres des "Instructions pour la pratique de la mer" sont surtout des récits d’expériences personnelles. Il semble que ce que l’on sait de cette histoire corresponde d’abord à une lecture "occidentale" de ces chroniques. On en trouve une preuve dans l’encyclopédie maritime attribuée à Peri Reis, amiral turc, décapité en 1554 au Caire pour s’être fait prendre par les Portugais 28 des 30 bateaux dont il s’était emparé dans l’océan Indien. On peut se demander s’il a vraiment eu le temps de rédiger, de dessiner, toute l’œuvre que les Occidentaux lui attribuent. En effet, il avait 40 ans quand il a été exécuté2. Disons donc que, par delà les traductions classiques des grands arabisants et les textes des turcophiles modernes, les recherches luso-éthiopiennes ou les documents maritimes génois, notre étude se raccrochera surtout à ce que les "Arabes" ont pu écrire sur leur approche des problèmes de la mer3.


l’espace mÉditerranÉen


Au début du VIIe siècle, les "joints" entre toutes les pièces de cette mosaïque d’ethnies qui vit au sud de la Méditerranée sont bien usés : joints politiques, avec l’affaiblissement de la puissance byzantine ; joints "socio-religieux", le concile de Chalcédoine en 451 ayant révélé (indirectement certes) l’existence d’une mosaïque de communautés chrétiennes peu unies entre elles ; joints économiques enfin, car le cabotage entre Alexandrie et l’Asie mineure ou les quelques caravanes entre le Caire et Damas ne représentent pas le véritable courant commercial auquel on pouvait s’attendre. C’est sur ce canevas qu’après 632 (l’Hégire) va se répandre la tâche d’huile d’un Islam qu’il faut bien voir comme un "liant" socio-religieux et politique et qui, même s’il atteint la Sicile et la Sardaigne, ne possède pas de marine. Pendant presque trois siècles, les Arabes mèneront des raids de piraterie mais pas de véritables opérations navales. Ibn el-Athir (XII, 3II) et Massudi (Murudj II, 16.17) ont signalé, après la bataille de Dhat el-Sawari, en 656, des débarquements à Malte et à Tarente en 870. En 924, d’après Massudi (Tanhid, 141), sous les ordres d’un "amiral" Mutawalli al-Ghazw fil Bahr, a eu lieu une expédition de pillage sur le territoire vénitien, suivie en 934 d’un raid au large de Gênes. Ibn Hawqal (Rasail ihwan, 304) a évoqué l’île de Fraxinetum, "Ile sur le territoire des francs aux mains des combattants de la foi", d’où sont partis en 894 et 972 des raids "arabes" vers la Suisse. Fraxinetum ? C’est Marseille.

L’affaire de Dhat al-Sawari mérite un regard particulier. Une flotte byzantine de quelque 500 navires (disent les chroniques, et il faut ici différencier le vrai de l’imaginaire), croise le long des côtes d’Egypte et de Syrie et gêne le trafic commercial local. Les Arabes vont alors faire construire, avec ces bois de Syrie, si souvent utilisés au cours des siècles, des bateaux4 que Abd Allah ibn Saïd conduira le long de la côte au large de Dhat el-Sawari, au milieu des navires chrétiens dont les équipages seront massacrés à coups d’épée5. On ne saurait donc parler de tactique navale à propos de ce combat terrestre sur pont de bateau.

Le verset 32 de la Sourate 14 du Coran définit bien la vision des Arabes sur la mer : "le navire qui vogue sur la mer, portant ce qui est utile aux hommes, est un don de Dieu, car c’est lui qui a mis à votre service le vaisseau". Il s’agit d’une vision commerciale et non stratégique. Mais la route commerciale est souvent menacée par des pirates. Il faudra, pour la défendre, créer un police avec des navires rapides et des équipages possédant quelques rudiments de connaissances techniques. Dans ce but, les Arabes vont faire appel justement à des "Chrétiens" que les textes occidentaux présentent comme des renégats ou des esclaves. C’est ainsi que, vers 900, le renégat grec Léonce de Tripoli s’emploie à organiser cette force de police dirigée contre les Chrétiens. Ces derniers, il faut le souligner, ne freinent pas les "importations" de techniciens. Vers le début du XIIe siècle, au moment des Croisades, malgré les interdits du Pape, les Vénitiens continuent à transporter et à vendre sur les marchés d’Antioche ces "Blancs" nécessaires aux musulmans. Mieux encore, en 1281, l’empereur Michel Paléologue signe avec le sultan Qala’ am un accord par lequel il autorise le passage du Bosphore aux navires égyptiens qui vont chercher leurs esclaves en Russie méridionale.

Nasiri Khusru, Massudi (Murudj) et d’autres ont parlé de chantiers navals (Sar Sinaat al-Bahr) à Alexandrie, Rosette, Damiette. Yaqubi (Livres des pays) en a indiqué un à Tunis et un autre à Akka, en Syrie. C’est surtout en Egypte qu’ont été construits les bateaux6.

Ibn Khaldoun, dans son Kitab el-Ibar, a écrit vers 1330 que la Méditerranée était un lac musulman où les chrétiens ne pouvaient même pas faire flotter une planche. Il a simplement oublié les deux siècles des Croisades pendant lesquels les navires chrétiens qui voguaient entre les côtes de Grèce et de Syrie ont pu aller attaquer les ports égyptiens sans être interceptés. Pour toute cette période des Croisades, il faut, dans l’optique qui nous intéresse, citer deux faits. En juillet 1169, une flotte byzantine sous les ordres du mégaduc Kontostephanos assiège Damiette puis se retire en décembre, suite à un désaccord entre les Francs et les Byzantins. Le vizir kurde d’Egypte, le grand Saladin, qui a découvert l’état lamentable de la flotte égyptienne, crée en 1171 un ministère de la Mer, nomme un amiral de la flotte, et avec des bois d’Egypte et de Syrie, des fers et des mâts achetés aux Génois et aux Vénitiens, fait construire une flotte, qui est prête en février 1177 mais n’aura pas à intervenir, les navires francs stationnés au large de Saint Jean d’Acre s’étant dispersés avant même le début des combats terrestres en novembre. Baha ed din ibn Chaddad (mort en 1234), dans sa biographie de Saladin7 indique que cette flotte comprenait 20 tharidas pour le transport des chevaux, 60 chawani ou galères à 140 rameurs avec des "forteresses" au-dessus de la proue et de la poupe sur lesquelles il y avait des mangonneaux, 2 bathous à deux mâts et 40 voiles qui pouvaient transporter 700 soldats, 20 tabari ou frégates rapides, équipés de lance-feu et enfin un grand nombre de petites barques8.

L’escadre qu’a fait construire Saladin ne se situe pas dans le cadre d’une stratégie orientée sur l’exploitation de l’espace maritime. Il s’agit simplement d’une mesure de protection contre la gêne causée par les raids – disons chrétiens –, exécutée avec des navires construits, certes, sur les chantiers d’Alexandrie ou de Tunis, mais sous la direction de "techniciens" formés hors du monde musulman. On ne peut pas parler ici de manifestation d’une pensée navale, et ceci d’autant plus qu’on ne retrouve pas trace après 1180 d’actions menées par cette flotte9.

1453 est une date repère pour notre étude10. Les Ottomans s’installent à Constantinople. La prise de la capitale byzantine n’a d’ailleurs pas été le résultat d’une véritable action navale puisque la flotte du sultan a été incapable de résister aux attaques chrétiennes, et les Turcs ont dû chercher un passage par voie de terre. Après 1453, on verra une désintégration de la flotte génoise, puis un recul de Venise qui cèdera toutes ses positions au Levant à l’exception de Chypre, et enfin l’éviction des Hospitaliers de Rhodes. Profitant de l’affaiblissement politique des nations chrétiennes, de leur recherche de nouveaux objectifs commerciaux, la stratégie "musulmane" (si l’on peut parler de stratégie) vise alors avant tout à sauvegarder le cabotage des transports des produits de l’Orient – un cabotage, d’ailleurs, sans étiquette politico-religieuse.

La bataille sur mer, devant les ports, devient donc déterminante. Et c’est Soliman le Magnifique qui, à son tour, fait construire une importante flotte constituée surtout par des galères. Les circonstances ont particulièrement aidé le développement de cette force navale. D’abord sur le territoire de leur empire, les Turcs trouvent toutes les matières premières nécessaires à la construction de leurs bateaux. Ensuite ils disposent de l’expérience des corsaires islamisés, des Barbaresques dont le plus célèbre est Barberousse. C’est là une assistance importante, car ces Ottomans sont en fait des terriens et la guerre navale qu’ils mènent avec leurs galères présente des techniques de guerre terrestre. Il s’agit, en effet, d’actions de police dans les mers proches de leurs rivages. Ces opérations le plus souvent amphibies sont menées par des galères huissières avec portes abattantes. A une plus grande échelle, les opérations de course sont la reproduction maritime de la razzia terrestre. Il y aura cependant des batailles navales. En 1538, devant la Prevesa, où les navires de Barberousse stationnent, après deux jours de face à face, l’amiral Andrea Doria venu avec une flotte italo-espagnole, impressionné par la masse des navires ennemis, décroche sans véritablement combattre. En 1543, François Ier, ayant signé un traité d’alliance avec Soliman, les forces franco-turques mettent le siège devant Nice ; après quoi la flotte turque va hiverner à Toulon. En 1565, les Turcs, pour répondre à ce qu’ils jugent des provocations de la part des Chevaliers de Jérusalem, tentent un raid contre Malte. Puis arrive 1571, les flottes turque et barbaresque s’engouffrent dans l’Adriatique, ravagent la côte dalmate.

Le Pape constitue une sainte ligue, d’où est absente la France alliée des Turcs, et, le 7 octobre 1571, devant Lépante à l’entrée du golfe de Corinthe, Don Juan d’Autriche, avec 200 galères et 60 navires légers, attaque les 300 navires d’Ali Pacha. Il peut manœuvrer, se servir de ses tout modernes obusiers contre les Turcs restés le dos au rivage, et qui perdent alors 117 vaisseaux (Don Juan en perd 16). Une défaite ottomane, selon les textes de l’époque, mais, en 1599, les Ottomans reprennent Lépante aux Vénitiens. Si Prevesa correspondait bien à l’apogée d’un combat transportant sur mer la forme des affrontements terrestres, Lépante montre une manœuvre navale à laquelle les Turcs ne savent pas répondre .

L’histoire de l’Empire ottoman fait état, durant les décennies qui suivent, de nombreux affrontements le long des côtes de l’Adriatique et de la Grèce, affrontements qui ne révèlent aucune stratégie particulière. On arrive à 1827. La question d’Orient est ouverte. Mehemet Ali, le vizir d’Egypte (qui n’est pas d’origine arabe) entraîne le sultan ottoman dans une action commune navale contre les Occidentaux. C’est la bataille de Navarin. Certes, les voiles ont remplacé les rameurs des galères et les canons les mangonneaux, mais la tactique est restée la même pour les musulmans : combat le dos à la côte. Après Navarin, il n’y aura plus d’action stratégique navale ottomane (ou turque) et arabe (ou égyptienne) en Méditerranée, et ceci même quand l’Occident affrontera les Turcs en 1915 aux Dardanelles.

Concluons. Toutes les batailles navales depuis Dhat el-Sawari présentent le même scénario : les navires ne manœuvrent pratiquement pas. On a vu quatre hommes, Ibn Saïd, Saladin, Soliman et enfin Mehemet Ali tenter de donner une puissance navale à un monde de terriens sans vocation maritime. Leur action n’a pas été poursuivie. On cherche donc en vain, dans la Méditerranée la manifestation d’une pensée navale arabe et "musulmane". F. Braudel justifie un peu cette conclusion : "l’Empire des Osmanlis est un ensemble compact de terres où l’eau des mers, intruse, est comme prisonnière".

Il faut quand même ne pas oublier les flottes barbaresques. Les pirates, installés avec leurs galères dans les ports du Maghreb, sans contact réel avec l’intérieur du pays, mènent une course qui est, en fait, une forme des échanges forcés dans l’espace méditerranéen. Ce sont certes de fins manœuvriers (Barberousse) des tacticiens, mais l’image d’une stratégie quelconque n’apparaît pas dans leur action. Par ailleurs, Michel Fontenay indique que sur 36 corsaires d’Alger en 1581, 26 sont commandés par des renégats espagnols, italiens, grecs et corses ; des musulmans peut-être, mais certainement pas des "Arabes"11.


le nord-ouest de l’ocÉan Indien


Nous arrivons, ici, dans un espace qui est véritablement "arabe". On ne parlera plus de "renégats", et si l’on rencontre des "juifs", il faudra reconnaître que les activités de leurs compagnies commerciales sont intégrées dans un contexte totalement musulman. C’est peut-être pour empêcher l’équivoque future qu’à partir de 800 (a.d.) ce que nous appelons l’Irak était nommé par les géographes "Iraq al Arabi".

La mer Rouge est un chenal commercial dont les riverains sont arabes. Les conflits locaux entre Mamelouks, Ottomans et Cherifs de la Mecque ne modifient en rien la vie d’une route maritime monopolisée par eux et dont la plaque tournante est l’archipel des Dahlak tenu par les gens du Hedjaz. Cette route est fermée aux Ethiopiens : une action comme celle partie en 1450 de Massaouah contre Djeddah n’est, en réalité, qu’un raid de piraterie de plus et non une opération stratégique navale. Ibn Furat et Ibn Jobair12 nous apprennent que pour pouvoir disposer d’une flotte capable de s’opposer aux galères de Renaud de Chatillon qui, à partir de 1182, écument le sud de la mer Rouge, l’amiral égyptien Hussan ed din Lou Lou doit faire construire à Qolzum par des charpentiers génois les "Tarads" dont il a besoin. Donc, au moment des Croisades, les Arabes ne possèdent pas en permanence, en mer Rouge, des bateaux équipés pour les combats.

Le Golfe est l’autre annexe de l’océan Indien. Une de ses rives est celle de l’Iraq adjemi, celui des Perses, des terriens essentiellement ; l’autre se partage entre l’Iraq el Arabi avec Bassorah, le port d’où partira Sindbad et la côte des pirates, celle des sultanats arabes, en face de laquelle, sur la rive perse, il y a le sultanat d’Ormuz. C’est bien là un chenal "arabe", où circulent les produits des Indes.

Quand à l’océan Indien proprement dit, sa frange Nord est le domaine du cabotage qui longe la côte du Yémen, un cabotage qui occasionnellement dépassera la Corne de l’Afrique pour descendre jusqu’à Zanzibar.

Au XVIe siècle, les Portugais arrivent et trouvent justement entre Zeilah et Massaouah les relais logistiques dont ils ont besoin. Dans la mer Rouge, les Arabes, pour répondre à leurs raids, vont avoir à mener des actions qu’on pourrait qualifier de dissuasives. Entre autres, en 1507 le pacha Mir Hussein fait – à son tour – construire à Qolzum une "escadre" qu’il lance à la poursuite des Portugais jusqu’à Diu (sur la côte Ouest des Indes) où il est battu. Défaite tactique ou résultat d’un manque de logistique13 ? En 1538, Suleyman Pacha, parti lui aussi de Qolzum avec 70 "galiottes", doit abandonner son matériel lourd, ses canons, à Djeddah pour continuer sa poursuite jusqu’au Bab el-Mandeb14. Du côté du golfe Persique, tout se joue autour d’Ormuz, mais sans action navale "arabe". Albuquerque s’empare d’Ormuz en 1517 et les Portugais ferment le golfe jusque vers 1622. A cette date, les Anglais étant arrivés à leur tour, le chah Abbas soutient avec ses troupes au sol l’action de leur escadre contre Ormuz d’où les Portugais sont chassés. Enfin, dans l’océan Indien, des Occidentaux qui ont besoin de "pilotes" font appel aux Arabes… car ils ont pris conscience de leur connaissance de la mer. Ils ont vu voguer, vers les Indes et la Chine des commerçants peut-être, des navigateurs sûrement.

A l’aube du XVIIe siècle, au point de vue géostratégique, les flottes occidentales, désormais, règnent sur l’océan Indien.


Une architecture navale arabe immuable


Les murs du temple de Deir el-Bahari montrent des images des bateaux de la reine Hachepsout qui voguèrent en 1500 av. J.C. vers le pays de Pount. En 525 (A.D.) Cosmas Indicopleutes a parlé à son tour "d’embarcations assemblées avec des cordes" (Topo Chret, vol. 141, p. 159). Ce sont aussi les caractéristiques du kalak, décrit au IXe siècle dans les aventures de Sindbad. Il s’agit donc de ces navires cousus, ces navires "arabes" de la mer Rouge et de l’océan Indien, signalés par Yaqubi, Massudi (Xe siècle) Ibn Battuta ou Marco Polo au XVIe siècle, Joao de Castro vers 1541, James Bruce en 1742… et Henry de Monfreid en 1932 dans Les secrets de la mer Rouge.

La coque est réalisé avec des planches liées ensemble par un entrecroisement régulier de coutures faites avec une corde en fibres de cocotier et qui sont rassemblées en unités de 2 ou 3 éléments noués à un longeron. Le bois de ces plantes est du cocotier ou de cet aloès qu’on trouve à Socotra15. L’ensemble est calfaté avec une espèce de poix dans la composition de laquelle entre de l’huile de cétacé. Le mât est lié aussi au longeron et aux membrures. La gouverne latérale qui existait sur les bateaux d’Hachepsout a été remplacée à partir du XIIIe siècle par un gouvernail en poupe. La miniature d’Al Wasiti, datant de 1237, bien que très stylisée, montre parfaitement la couture du bordé, le gouvernail et la fixation du mât. La voile est du type voile latine : un triangle de bandes de lin ou de coton cousues (cette fois avec le sens que nous donnons au mot coudre, c’est-à-dire avec une aiguille et du fil) et dont une des pointes est attachée au plat-bord. Massudi, dans ses Prairies d’Or (Murudj I, p. 365), nous en a donné une magnifique image : "elle est comme le jet d’eau de la baleine". On voit très bien ce souffle de vapeur que le cachalot de l’océan Indien rejette quand il émerge et qui s’épanouit dans le ciel.

Avant le XVIe siècle, il n’y a pas de "chantier naval" sur les bords de la mer Rouge. On amène le bois sur une plage et le charpentier se met à l’œuvre. De plus, les installations portuaires sont rudimentaires. Ainsi ce qui sera le port d’Aden était en fait un ancrage relié par un ponton à la côte au lieu-dit El Maksar Ibn Furat indique qu’en 1391, sur 40 navires qui avaient abordé à Djeddah, 30 se sont éventrés contre les pontons qui existaient. Ces ports peuvent se déplacer dans la même zone ; c’est ainsi qu’Adoulis étant envahi par la vase, c’est à Massaouah que les bateaux iront accoster. On trouve la même image dans le golfe Persique où les pontons d’Ormuz sont remplacés par le port de Bender Abbas et où le seul important chantier naval est à al Diba (Doha, de nos jours).

Pourquoi ces bateaux cousus ? De nombreuses réponses ont été données, à commencer par celle de Massudi (Murudj) "les clous ne durent pas parce que l’eau de mer corrode le fer". En fait, une seule explication doit être retenue. La souplesse de l’assemblage évitait la fatigue de la coque lors des échouages (rappelons que le port — le port abri — n’existait pas).

Les bateaux de la mer Rouge, que les textes arabes désignent en général sous le nom de djelba (ou jelba), ont environ 20 m de long. Leur équipage comprend une dizaine d’hommes. Quant à leur capacité de transport, Ibn Jobairen a donné, vers 1180, une image frappante : 60 passagers ou pèlerins à destination de Djeddah.

Dans l’océan Indien, ces bateaux plus grands que les jelbas sont des markab, traduit par boutres. Ibn Majid, qui est allé en Chine sur l’un d’eux, en a laissé la description la plus claire (1498). Abulfeda et Ibn Battuta (tous les deux au début du XVIe siècle) les ont cités également. Ce navire est d’autant plus connu qu’il vogue toujours, il sert à la pêche et au petit cabotage16.

Des instructions nautiques remarquables


Cet espace du nord-ouest de l’océan Indien est parfaitement connu des Arabes, et la preuve nous en est donnée par les nombreux récits de voyage dans les titres figurent dans la bibliothèque des géographes arabes : voyages, mais aussi exploitation technique du domaine maritime. Ainsi les marchands Karimi qui, du Xe au XVIe siècle, ont alimenté le marché d’Alexandrie avec les produits de l’Asie, avaient plaqué sur cette zone ce réseau de communications par pigeons voyageurs, signalé au XVIe siècle par Ibn Furat. Naturellement, pour naviguer à travers l’espace, il fallait des "règles" et celles-ci ont été données dans les "Instructions nautiques".

Choisi parmi d’autres, voici un exemple : il s’agit de la 12e instruction du Kitab al Fawa’id fi usul el Bahr de Ahmed Ibn majid al Maji17 (mot à mot : le livre des instructions pour la pratique de la mer) – manuscrit datant du XVIe siècle.

Quand vous quittez Jidda pendant la période du Awali (vent d’ouest vers juillet-août), la meilleure route est vers la côte soudanaise, bien que ce soit la plus longue. Il faut le faire par crainte du Ruhda (autre vent) qui peut vous rejetter sur les récifs le long de la côte arabe… (ensuite) il est préférable de changer de cap près de Mismara… Nos pères, eux, voguaient ensuite sud-ouest pendant un jour et une nuit et viraient au sud-est vers Saiban… Mais l’homme résolu qui connaît la science nautique va partir à l’ouest de Jidda et va d’abord voyager sud-ouest - sud par crainte du Dabar (vent) et ensuite il virera sud-est puis sud si c’est nécessaire jusqu’à 7 1/2 isba de l’étoile polaire et alors il s’inclinera par 1/4, 1/3, 1/2 rhumb vers le sud-est et Saïban va apparaître devant lui "18.

Il s’agit là d’une traversée dans le sud de la mer Rouge. Saïban, situé entre Massaouah et Hodeidah, est le point de convergence des navigations. L’isba, c’est le degré arabe qui vaut 1° 43’. Quant au rhumb, c’est la quantité angulaire comprise entre 2 des 32 aires de vents du compas. Ibn Majid a écrit que les repères des rhumbs étaient pris sur une règle droite à graduations irrégulières placée sur le bord du navire.

Il faut parler ici de l’astronomie arabe. Les Arabes ont, peut-être, récupéré les connaissances grecques dans ce domaine, mais ils sont quand même les fondateurs de cette science. Pensons à Al Biruni, celui que ses contemporains vers les années 1000 ont appelé "le maître", et qui a écrit le Qanun al Masudi (le traité des longitudes trad. Wiedmann, Erlangen, 1912).

Ces observateurs du firmament ont constaté que dans les ports une étoile déterminée avait des hauteurs différentes à son passage au méridien. Alors, pour trouver avec précision le point de destination, il fallait pouvoir observer cette hauteur. L’instrument d’observation qui fut utilisé est appelé le kamal (il correspond à l’arbalestrille occidentale). La hauteur repère est portée sur une petite planchette à travers laquelle à chaque extrémité est passée une ficelle. Ces deux ficelles que l’observateur tend à bout de bras forment l’hypoténuse et le grand côté d’un triangle rectangle dont il tient le sommet avec ses dents.

Le bas de la planchette, qui forme donc le petit côté du triangle, doit coïncider avec l’horizon et le haut de l’étoile ; chaque planchette correspondait à une hauteur afférente à la localisation d’un port à atteindre. Les hauteurs d’étoiles, le repérage des planchettes étaient consignés dans un manuel d’instructions qui indiquait aussi les renseignements concernant les vents et l’identification des accostages. L’emploi du kamal s’est maintenu au cours des siècles puisque des pilotes hindous s’en servaient encore au début du XXe siècle pour leurs navigations le long de la côte de Coromandel. A ces kamal, les marins ajoutaient des sondes, des sondes classiques, leur permettant de faire des prélèvements sur les fonds.

C’est donc cette science nautique que découvrent les Occidentaux au début du XVIe siècle. Voici ce que dit l’un de ces découvreurs, Joao de Barros19 :

Après avoir pratiqué avec Ibn Majid, Vasco de Gama fut très satisfait, principalement quand il lui montra une carte de toute la côte de l’Inde, ordonnée à la manière des “Maures”, c’est-à-dire, en méridiens et en parallèles très serrés, sans autre rhumb des vents. En effet, comme le carré de ces méridiens et parallèles était petit, la côte tracée suivant ces deux rhumbs au nord-sud et est-ouest, était très exacte… Et Vasco de Gama lui ayant montré le grand astrolabe en bois qu’il avait apporté avec lui… le Maure n’en fut pas étonné ; et il dit que… lui et les marins de Qambaye et de toute l’Inde, comme ils se servaient pour naviguer de certaines étoiles, aussi bien du nord que du sud, et autres remarquables qui parcouraient le ciel de l’Orient au Couchant, ne mesuraient pas leur distance avec les instruments semblables à ceux-là, mais bien avec un autre dont il se servait, lequel instrument lui apporta pour lui montrer et était composé de trois planchettes… ils s’en servent dans cette opération pour laquelle nous utilisons l’instrument que les marins appellent arbalestrille.


Comme ce fut le cas, par exemple, pour la médecine, on a assisté alors à une fusion, à une interpénétration, des connaissances nautiques occidentales et arabes, mais sans que, pour autant, les Arabes n’abandonnent leur capital de données astrologiques et de connaissances du régime des vents, leurs images des côtes, à la base de leurs navigations.

Voilà donc deux constats à enregistrer :

1 – Dans le nord-ouest de l’océan Indien, les riverains ont fait voguer des bateaux parfaitement adaptés à leur milieu. Un héritage de l’antiquité ? Peut-être, mais qui a été maintenu jusqu’à présent. Dans un souci de lexicologie, les historiens modernes ont rassemblé la multitude des noms donnés à ces navires sans pouvoir toutefois en indiquer un qui ne réponde pas aux principes de construction qui ont été définis. On se trouve bien en face d’une conception d’architecture navale propre aux Arabes.

2 – Pour se déplacer il fallait connaître les itinéraires. C’est là l’information classique de tous les récits de voyage. Mais il fallait aussi savoir se situer (avec des mesures d’angle de distance, des évaluations de position d’étoiles). Ces calculs nautiques, les Arabes en ont découvert des éléments déterminants qu’ils sont révélés aux Occidentaux.


Une pensée navale informelle


Malgré ces deux constats, on doit classer la pensée navale arabe dans la catégorie définie comme "informelle" par Hervé Coutau-Bégarie. Car il y a, en effet, un domaine où elle paraît plutôt floue ; c’est le domaine stratégique.

L’histoire n’indique pas de réelles actions stratégiques navales agressives arabes. Et sur un registre défensif, on a vu que le contexte maritime de la région et l’absence de maîtrise des problèmes de logistique avaient entraîné une certaine passivité arabe.

Témoin, le raid portugais de 1541 décrit par Joao de Castro : 114 jours pour parcourir l’itinéraire Aden – Suez – Aden sans rencontrer d’opposition, pour finalement tirer quelques boulets sur Suez ; c’est bien là un fait divers sans suite. On a constaté d’autre part que, dans ce nord de l’océan Indien, les Etats riverains ont toléré, à partir du XVIe siècle, l’implantation d’escales occidentales pour éviter, peut-être, toute contagion politique à l’intérieur des pays. En fait, l’action stratégique navale arabe a surtout pris, dans cet espace, une forme policière, c’est-à-dire la protection des "cargos", disons arabes, contre les attaques des pirates, disons autochtones20.

D’ailleurs, cette pensée "informelle" n’aurait-elle pas été conditionnée par la géographie ? La mer Rouge et le Golfe sont bien des espaces fermés par le Bab el-Mandeb et le détroit d’Ormuz, des domaines "arabes" où les conflits qui ont pu opposer les chefs locaux n’ont jamais donné lieu à des affrontements de forces navales. Le nord de l’océan Indien se présente comme un espace de prospection commerciale ouvert à une navigation libre tant des Chinois, qui viendront à Djeddah en missions diplomatiques, que des Arabes allant chercher les produits des Indes et de la Chine. A partir du XVIe siècle, les Occidentaux, qui vont se présenter en concurrents pour ce commerce, le feront avec la collaboration des navigateurs arabes et les rivalités stratégiques navales seront celles de ces Occidentaux.

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Des bateaux de guerre arabes vont réapparaître dans le nord-ouest de l’océan Indien, au XXe siècle. A quelle pensée navale peut répondre leur présence ? Sur mer, la guerre Iran-Irak des années 1980 ne s’est manifestée que par des actions ponctuelles contre une navigation commerciale orientée surtout vers l’Occident. Quelle autre mission, si ce n’est une mission de présence, de prestige peut réellement être dévolue en 1990 à la marine saoudienne, aux marines des Émirats et aux navires des deux Yémen ? Enfin, si l’on revient en Méditerranée où existe désormais une marine libyenne donc arabe, peut-on voir là une expression de pensée navale autre que la démonstration d’une souveraineté sur le golfe de Syrte ?

Il faut plutôt insister sur les pêches et la navigation marchande autour de la péninsule arabe. Leur importance a varié au cours des siècles, mais elles se sont toujours maintenues. N’est-ce pas autour de cette donnée qu’il faut situer la tradition navale arabe ? Elle est marquée, d’une part, par une parfaite connaissance du milieu marin entraînant une sérieuse exploitation de la propriété maritime et, d’autre part, par la prise de conscience, l’assimilation des normes de navigation à travers cet espace qui expliquent, à la fois, le maintien sur les flots de ces boutres qui voguaient déjà au Moyen-Age et la permanence des liaisons maritimes entre la mer Rouge et la côte de Malabar et ceci même après que cette région se soit trouvée au centre d’une stratégie navale internationale (et non arabe).