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Jorge Semprun - Fidélité à l'exil

Je demanderais à être enterré dans le petit cimetière de Biriatou. Dans ce lieu de frontière, patrie possible des apatrides, entre l'une et l'autre appartenance – l'espagnole, qui est de naissance, avec toute l'impériosité, accablante parfois, de ce qui va se soi ; la française, qui est de choix, avec toute l'incertitude, angoissante parfois, de la passion – , sur cette vieille terre d'Euskal Herria. Voilà un lieu qui me conviendrait parfaitement pour que se perpétue mon absence.

D'ailleurs, si je me laissais aller à ce désir profond, dont je mesure bien l'inconvenance, du moins les inconvénients pour ceux qui se croiraient obliger de le combler, je demanderais également que mon corps fût enveloppé dans le drapeau tricolore – rouge, or, violet – de la République (espagnole).

(...) Il symboliserait simplement une fidélité à l'exil et à la douleur mortifère des miens : ceux à qui je n'ai cessé de penser sur la terrasse ombragée de Biriatou, encore aujourd'hui, quand il m'arrive d'y revenir.

Jorge Semprun - Adieu vive clarté (page 219) - (Éditions Gallimard, 1998).

[modifier] s:juin 2008 Invitation 1

Margaret Mazzantini – Naissance

Entre les bras de Kentu, c'est toi : un petit singe rouge dans une couverture blanche. Je te reçois, je te scrute. Tu es vraiment affreuse. Tu es vraiment magnifique. Tu as des lèvres épaisses, déjà dessinées, tournées vers l'extérieur de ton visage encore chiffonné, les yeux gonflés, mi-clos à cause de cette lumière soudaine qui te gêne. Je lève le coude pour te protéger de ce violent rayon qui tombe du Scialytique encore allumé. C'est le premier geste que je fais pour toi, le premier pour te protéger. Et je me penche sur ta mère. Je n'oublierai jamais le visage avec lequel elle te regarde. Un visage comblé et stupéfait, mais avec un imperceptible fond de tristesse. Je comprends le sentiment qu'il exprime : la conscience subite de la tâche que lui confie la vie.

Margaret Mazzantini - « Écoute-moi » (page 261) - (éditions Robert Laffont, 2004)

[modifier] s:juin 2008 Invitation 2

Fernando Pessoa - Ulysse

Le mythe est le rien qui est tout.
Le soleil lui-même qui épanouit les cieux
Est un mythe brillant et silencieux –
Le corps mort de Dieu,
Vivant et nu.
Celui qui aborda ce port,
Il fut sans avoir existé.
Sans exister il nous suffit.
Pour n’être pas venu il vint
Et nous créa.
Ainsi s’écoulant, la légende
Entre dans la réalité,
Qu’elle féconde en advenant.
En bas, la vie, moitié néant,
S’en va mourant.

Fernando Pessoa (13/06/1888 – 1935) - Message (Traduit par Bernard Sesé - coédition Unesco /José Corti, éd. Bilingue 1988)

[modifier] s:juin 2008 Invitation 3

Federico García Lorca - Poema de la Saeta : Paso

Vierge en crinoline,
Vierge de la Soledad,
épanouie comme une immense
tulipe.
Dans ta barque de lumières
tu vas
sur la marée haute
de la ville,
parmi les saetas troubles
et des étoiles de cristal.
Vierge en crinoline,
tu vas
sur le fleuve de la rue
jusqu'à la mer!

Federico García Lorca (5/06/1898 -1936) - Poema del cante jondo (1921-1931)

[modifier] s:juin 2008 Invitation 4

Erich Maria Remarque - Assaut

Personne ne croirait que dans ce désert tout déchiqueté il puisse y avoir encore des êtres humains ; mais, maintenant, des casques d’acier surgissent partout dans la tranchée et à cinquante mètres de nous, il y a déjà une mitrailleuse qui, aussitôt, se met à crépiter.

[…] Nous reconnaissons les visages crispés et les casques ; ce sont des Français. Ils atteignent les débris de barbelés et ont déjà des pertes visibles. Toute une file est fauchée par la mitrailleuse qui est à côté de nous ; puis nous avons une série d’enrayages et les assaillants se rapprochent. Je vois l’un d’eux tomber dans un cheval de frise, la figure haute. Le corps s’affaisse sur lui-même comme un sac, les mains restent croisées comme s’il voulait prier. Puis le corps se détache tout entier et il n’y a plus que les mains coupées par le coup de feu, avec des tronçons de bras qui restent accrochés dans les barbelés.

Erich Maria Remarque (22/06/1898 - 1970) - À l’Ouest, rien de nouveau (Éditions Stock, 1928)

[modifier] s:juin 2008 Invitation 5

Jorge Semprun - Fidélité à l'exil

Je demanderais à être enterré dans le petit cimetière de Biriatou. Dans ce lieu de frontière, patrie possible des apatrides, entre l'une et l'autre appartenance – l'espagnole, qui est de naissance, avec toute l'impériosité, accablante parfois, de ce qui va se soi ; la française, qui est de choix, avec toute l'incertitude, angoissante parfois, de la passion – , sur cette vieille terre d'Euskal Herria. Voilà un lieu qui me conviendrait parfaitement pour que se perpétue mon absence.

D'ailleurs, si je me laissais aller à ce désir profond, dont je mesure bien l'inconvenance, du moins les inconvénients pour ceux qui se croiraient obliger de le combler, je demanderais également que mon corps fût enveloppé dans le drapeau tricolore – rouge, or, violet – de la République (espagnole).

(...) Il symboliserait simplement une fidélité à l'exil et à la douleur mortifère des miens : ceux à qui je n'ai cessé de penser sur la terrasse ombragée de Biriatou, encore aujourd'hui, quand il m'arrive d'y revenir.

Jorge Semprun - Adieu vive clarté (page 219) - (Éditions Gallimard, 1998).