Utilisateur:Jymm/Fable taxinomique

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[modifier] Fable taxinomique

Il était une fois... la fantastique, l'effroyable, la merveilleuse, l'inimaginable diversité de la vie. Inimaginable ? Pensez donc. On parle de millions d'espèces animales et végétales, actuelles et passées. Et beaucoup d'entre elles sont représentées par des millions d'individus, tous différents, uniques ; la ressemblance totale confine à l'impossibilité, étant le produit de deux improbabilités majeures : la loterie génétique et le hasard des conditions infiniment variables du développement. Comment y retrouver ses petits ? Depuis les temps les plus reculés, c'est dans cette orgie de vie qu'ont évolué nos ancêtres, qu'ils ont dû se frayer un chemin. Avec des problèmes immédiats. De gros problèmes : manger, et éviter d'innombrables dangers. Redouter le lion ou l'ours des cavernes était chose évidente. Mais malheur à qui aurait confondu le fruit comestible avec son jumeau toxique, chatouillé le serpent venimeux au lieu de l'innocente couleuvre. En un mot, reconnaître, et par conséquent nommer (ne serait-ce que pour transmettre), était alors une question de vie ou de mort. Sélection naturelle oblige, chacun s'y est donc employé, à reconnaître et nommer. Chaque communauté, chaque individu. Diversité des environnements et des communautés humaines, enrichissement et altération des vocables au fil du temps (évolution et diversification des langues, mécanismes de la transmission orale...), le vocabulaire dédié à la nature est devenu une véritable tour de Babel. Pour ne pas dire un effroyable capharnaüm, un foutoir épouvantable. (J'exagère évidemment : il existe encore des communautés humaines qui, toujours très proches d'un environnement dont elles dépendent entièrement, disposent d'un vocabulaire riche, précis, sans ambiguïté ou presque ; ce n'est plus le cas par chez nous depuis bien longtemps.)

Alors sont venus les lexicographes. Faiseurs de dictionnaires et bâtisseurs d'encyclopédies de tout poil. Pleins de bonnes intentions. Mais vaincus d'avance sur ce sujet. Ils ne disposaient ni des outils, ni des concepts, ni des compétences (et le plus souvent pas des affinités) qui leur auraient permis d'identifier sans ambiguïté les objets naturels dont ils officialisaient le nom. Ils n'ont à coup sûr fait que rajouter à la confusion et à l'imbroglio. Pour de simples raisons. Celle, d'abord, de la prétention légitime à l'universel des dictionnaires. Alors que sur le terrain, chaque communauté humaine savait encore mettre en coïncidence un nom et un élément naturel, il était illusoire compte tenu de l'état de la science d'alors, de vouloir unifier la folle diversité des appellations vernaculaires. (À ceux qui n'ont pas vraiment idée de cet univers inextricable qu'est la nomenclature vernaculaire, je conseille la consultation — la lecture confinerait à l'impossibilité — des 13 — treize ! — tomes de la Faune populaire de la France d'Eugène Rolland, éditions Maisonneuve. À mes yeux beaucoup trop peu citée dans WP : seul l'article loup y fait référence.) Et ceux-là, de surcroît, s'intéressaient avant tout à la langue, ignorant tout, ou beaucoup, des êtres qu'ils croyaient désigner.

Parallèlement, les naturalistes s'efforçaient d'observer, de décrire, de déchiffrer la nature, d'y trouver de l'ordre, que sais-je ?... de retrouver le dessein divin dans la scala naturae, l'échelle des êtres, qu'ils discernaient. Cheminaient laborieusement vers une définition acceptable de l'espèce, tiraillés entre la négation des catégories, comme les nominalistes pour qui ne comptaient que les individus, et les tentations essentialistes tendant à tout ranger dans des tiroirs idéalisés, discontinus, immuables. Ils divaguèrent longtemps, jusqu'à l'invention géniale, au siècle des Lumières, d'un Suédois nommé Carl von Linné. Géniale, elle le fut l'invention de la nomenclature binominale. À preuve, elle perdure de nos jours, sans contestation notable en dépit de plusieurs changements de paradigme et acquisitions majeures : la perspective évolutionniste, les classifications phylogénétiques, l'avènement de la biologie moléculaire et j'en passe. Tous champs de connaissance confondus, il est, je crois, peu de systèmes à vocation aussi encyclopédique que celui du Suédois. Chaque binôme genre-espèce fait référence à un être vivant en principe unique eu égard à l'état des connaissances du moment. On sait exactement de quoi on parle, sans contestation possible. Et pour que l'ensemble des spécialistes du monde entier puissent s'entendre, il choisit pour son système une langue unique, immuable...

C'est là que nos affaires se gâtent. Car il aurait pu choisir, je ne sais pas moi, au hasard, le français... Eh bien non ! Rendez-vous compte, c'est sur le latin qu'il a porté son dévolu, cet @*!?@! de Carl ! Une langue morte ! Mais qu'aurait-il pu faire d'autre (pas de dessin) ? Et qu'y pouvons-nous aujourd'hui ? La difficulté ne réside en fait que dans l'aversion des uns et des autres pour cette langue (dont le français tire pourtant, chacun le sait, bonne part de son origine, mais ce n'est pas un argument). Aux représentations d'élitisme qu'elle suscite, vieux birbes en toge, hiérarchie d'église, études classiques, pédants émaillant systématiquement leurs textes ou ponctuant leurs discours de citations de Cicéron, Lucrèce ou Tertullien. Le nom latin de la nomenclature binominale a beau être pour l'heure un outil irremplaçable, c'est dans ce sac-là qu'il est le plus souvent rangé ; celui de la poussière et de la morgue. Du coup — et c'est bien ce que me semblent craindre bon nombre des opposants à la PdD sur cette page de discussion — il n'est plus considéré comme un bon outil, mais comme un obstacle, un repoussoir à l'acquisition du savoir sur le monde vivant. Hop, du balai, le nom latin !

Je ne nierai pas qu'il puisse l'être, obstacle et repoussoir. (Mais est-ce une raison pour se séparer d'un outil indispensable que d'être intimidé par la difficulté de s'en servir ?) Je ne suis à l'évidence pas le premier naturaliste à m'en être aperçu. Il y a des décennies que certains se sont efforcés de trouver la parade. Soit pour leur propre usage, soit dans une perspective de communication vis-à-vis de publics plus larges que le sérail des professionnels universitaires et des amateurs éclairés et passionnés. La solution incontournable et par conséquent unanime ? Celle de Linné : nomenclature binominale, rien d'autre. Mais dans la langue du pays, cette fois. Donc à l'usage exclusif des autochtones. Technique ? On traduit le nom latin : Urtica urens devient ortie brûlante, pas de problème. Ou on le francise, en France : Armillaria mellea donne armillaire couleur de miel, pourquoi pas. Ou encore on le prend tel quel, sans vergogne : Hypolais icterina fait hypolaïs ictérine (à vos souhaits... quand j'étais petit mon premier bouquin d'oiseaux appelait ça le grand contrefaisant). On peut aussi recycler de vieux nanars traînant dans la lexicologie classique, style fauvette ou gobemouche (qui en leur temps vernaculaire ont désigné tout et n'importe quoi pourvu que ça soit assez petit, que ça traîne dans les buissons et, éventuellement, que ça ait un bec plutôt fin) : affectez-les à un nom de genre voire à une famille, collez-leur une épithète (2e élément du binôme) pour chaque espèce reconnue, et le tour est joué. Bref, l'imagination n'a jamais manqué aux pratiquants de cet exercice, donnant souvent des résultats tout à fait satisfaisants en termes de classification, à défaut d'être toujours convaincants en termes de progrès dans la clarté par rapport au latin : si quelqu'un trouve que dectique verrucivore (une sauterelle) est foncièrement préférable à Decticus verrucivorus, je le salue (les autres aussi, pour ne pas faire de jaloux). Il y en a des brouettes comme ça. Que dis-je, des wagons !

Résultats satisfaisants, ai-je écrit ? Je confirme. Du moins pour les groupes qui ont fait l'objet de telles initiatives. Et, au sein même de ces groupes, pour les espèces françaises ou, au mieux, européennes dans la plupart des cas. Le contre-exemple des oiseaux vient tout de suite en tête : il existe une liste plus ou moins officielle des noms français pour toutes les espèces d'oiseaux de la planète. Le cas est unique, il faut le savoir. C'est le seul groupe pour lequel, à ma connaissance, on dispose d'une liste exhaustive et faisant plus ou moins consensus du fait qu'elle a été établie par un comité ad hoc qui, bien qu'autoproclamé, semble faire autorité : le CINFO (voir http://www.orni.to/cinfo/). Lacunes colossales (des embranchements entiers), énormes disparités de traitement entre groupes, disparités non moins importantes entre régions du globe au sein même des groupes... Cela pose d'emblée la question de l'hétérogénéité des titres pour les articles de biologie de WP. Et c'est bien là l'argument essentiel évoqué par les partisans de la PdD, sans doute même, au fond, le point de départ de cette initiative. Mais ce n'est, hélas, pas là le seul défaut des noms usuels (ou techniques, ou tout ce qu'on voudra). Une autre difficulté de taille vient de leur caractère le plus souvent non officiel (à l'exception du cas des oiseaux, une fois de plus ; je n'y reviendrai plus). Chacun y va de sa liste. Critique celle du voisin. Clochemerle et guerre des boutons. Consultez donc des manuels de botanique, ou de mycologie ou de microcochoniumologie. Vous n'en trouverez pas deux qui s'entendent. Oh, bien sûr, il y a sans doute quelques noms qui font l'unanimité, mais si peu. C'est manifestement un autre gros souci des promoteurs de la PdD : dans les heures qui ont précédé sa révérence, Valérie m'avait expressément demandé mon avis là-dessus, alors qu'elle ne me connaissait que depuis un ou deux jours. Et c'est peut-être celui qui posera le plus de problèmes techniques aux rédacteurs de pages spécifiques. Bref...

Où en sommes-nous ? Résumons. Les noms vernaculaires (au sens strict proposé ici par l'un des intervenants dans une tentative de clarification) : oublions-les tout de suite. Les noms des dictionnaires ? Ce n'est pas mieux, et ça peut être pire comme je l'ai écrit plus haut. Fiabilité taxinomique voisine du zéro absolu. J'exagère un peu. Mon jugement négatif a pour l'essentiel trait au vocabulaire ancien (fauvette, gobemouche, roitelet...) à l'origine dérivé de noms populaires, mais sans véritable souci d'établir l'identité taxinomique réelle des entités désignées. Depuis un certain temps, j'ai toutefois remarqué que les dictionnaires classiques tendaient à suivre pour partie la nomenclature des naturalistes. De cette nouvelle démarche, il n'y a donc rien de plus à attendre que de ce que nous fournissent de première main zoologistes et botanistes. J'y arrive, justement. La solution de la nomenclature binominale en langue usuelle serait viable (à défaut d'être pleinement satisfaisante) à trois conditions incontournables :

  • que la communauté WP se satisfasse de toute façon d'une très forte hétérogénéité de traitement des titres d'articles spécifiques en raison surtout des lacunes considérables ;
  • que la communauté WP se foute du tiers comme du quart des divergences au sujet des appellations entre spécialistes de groupes pour lesquels les listes n'ont pas été établies de manière officielle (tous sauf les oiseaux)... et assume les éventuelles levées de boucliers ;
  • que la communauté WP ait conscience du surcroît de travail et de galère imposé par ce système aux rédateurs de pages naturalistes.

La question a été posée à plusieurs reprises : pourquoi les francophones en sont-ils là alors que d'autres communautés WP utilisent régulièrement les appellations, binominales ou non, transposées dans leur langue ? Je ne sais pas pour les autres, mais il est de notoriété publique que les britanniques ont derrière eux une longue, très longue tradition naturaliste et que celle-ci est plus profondément et beaucoup plus largement ancrée dans le public que chez nous. J'ai depuis très longtemps été émerveillé de la diversité des groupes pour lesquels ils disposaient de noms anglais simples. Ce travail d'homogénéisation et d'officialisation qui nous fait si cruellement défaut aujourd'hui, il y a belle lurette qu'ils l'ont mené à bien et qu'il a été largement adopté. On peut rêver. On peut aussi passer en force et dire : "Eh bien, faisons en sorte que les appellations WP remplissent ce rôle." Connaissant mes compatriotes, pire, mes compatriotes naturalistes, j'ai comme un doute.

Alors, français, latin ? Au fond, je m'en contrefiche. Pas tout à fait quand même. L'efficacité et la rationnalité appellerait la généralisation de la seule nomenclature actuelle à vocation encyclopédique. La seule qui ne laisse pas place à l'ambiguïté. Je garde donc une certaine tendresse pour une solution du type de celle proposée à l'origine de cette PdD, même si j'en vois les limites et les inconvénients. Un certain nombre d'intervenants travaillent actuellement à mieux en définir les contours et les modalités concrètes. C'est la sagesse même.