Chose en soi

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La chose en soi (Ding an sich) est un concept kantien qui désigne la réalité indépendamment de toute expérience possible. Bien que proche du noumène, elle n'est pas à confondre avec celui-ci.

En effet, le noumène, en tant qu'objet d'une intuition non sensible, quand il est pris au sens de chose en soi ne l'est qu'en tant qu'envisagé autrement que comme phénomène. Le noumène est l'altérité du phénomène permettant la limitation de la connaissance sensible. La chose en soi par elle-même comprend le noumène au sens positif c’est-à-dire en tant qu'objet d'une intuition possible — intuition non sensible mais intellectuelle dont l'entendement humain est incapable — et la condition de représentation en tant que phénomène. La chose en soi est la chose telle qu'elle se présente hors des déterminations d'espace et de temps et des catégories de l'entendement. A la différence du noumène elle entretient une relation avec le phénomène en tant qu'elle en est le fondement (et non la cause, car le concept de causalité ne vaut que pour les phénomènes).

Sommaire

[modifier] La chose en soi chez Kant

La chose en soi est ce que Kant appelle un « concept problématique », c'est-à-dire que la chose en soi est un concept pensable, qu'il est même nécessaire pour assigner quelque valeur à notre connaissance, pour déterminer l'objet de la connaissance sensible, mais par là rien de son être n'est prouvé. La chose en soi est une limitation de la connaissance et c'est ainsi qu'elle agit sur nos représentations, de manière négative. La chose en soi est ce que l'intuition sensible ne peut atteindre. Tout objet ne peut être déterminé que par l'opération conjointe de l'entendement et de l'intuition sensible, la chose en soi se présente donc comme ce qui est inconnaissable, l'au-delà de toute connaissance sensible :

Quand même nous pourrions porter notre intuition à son plus haut degré de clarté, nous n'en ferions point un pas de plus vers la connaissance de la nature même des objets. Car en tous cas nous ne connaîtrions parfaitement que notre mode d'intuition, c'est-à-dire notre sensibilité, toujours soumise aux conditions d'espace et de temps originairement inhérentes au sujet ; quant à savoir ce que sont les objets en soi, c'est ce qui nous est impossible même avec la connaissance la plus claire de leurs phénomènes, seule chose qui nous soit donnée. (Critique de la raison pure - Esthétique transcendantale)

Comme tout objet de connaissance se situe en deçà de l'intuition sensible, ce que l'entendement laisse entrevoir de la chose en soi c'est la relation qu'elle entretient, qu'il nous faut établir au moyen de la raison, avec le monde sensible. Le seul moyen pour nous d'atteindre à ces relations, puisque qu'alors nous avançons comme des aveugles dans un territoire que nous ne connaissons pas, est d'utiliser le raisonnement par analogie, en ayant toujours à l'esprit que l'analogie ne prouve rien quant à la chose en soi, mais sert seulement de modèle. En effet les relations de cause que nous établissons dans le monde des phénomènes ne sont pas applicables à la chose en soi. C'est dans la raison pratique que Kant trouve le chemin le plus capable d'amener à une connaissance positive de la chose en soi. En effet, la liberté au sens transcendantal, c'est-à-dire, au sens négatif, la soustraction de toutes les conditions phénoménales, permet d'entrevoir la manifestation de la chose en soi, la liberté positive.

Il faut remarquer que pour Kant la chose en soi a un statut davantage épistémologique qu'ontologique : c'est davantage une limite à notre connaissance qu'une essence ou un Absolu.

[modifier] La chose en soi chez Schopenhauer

Schopenhauer, qui se réclame de Kant (au moins pour ce qui est de l'Esthétique transcendantale, seule partie de la Critique de la raison pure qu'il approuve complètement), assimile la chose en soi à la Volonté, comme étant "le plus immédiat de ses phénomènes, qui se différencie radicalement de tous les autres précisément par ce caractère immédiat". Chaque chose en ce monde est une expression de la Volonté selon le principe de raison. La Volonté, essence des choses, est "originellement et en soi inconsciente", mais parvient à se "connaître" par la représentation dans le monde phénoménal.

Pour Schopenhauer, "le plus grand mérite de Kant est d'avoir distingué le phénomène de la chose en soi", en allant plus loin que Locke, qui distinguait les qualités secondaires des phénomènes (couleur, odeur, etc) qui sont des affections des sens, et les qualités primaires (forme, étendue, solidité...).

La chose en soi ne peut jamais être tirée de notre intuition empirique, qui ne demeure que représentation : elle en diffère complètement. Pour autant, nous ne sommes pas que représentation, comme être existant, nous faisons également "partie" de la chose en soi. Notre corps est "d'une part comme représentation dans la connaissance phénoménale, comme objet parmi d'autres objets et comme soumis à leur loi ; et d'autre part, en même temps, comme ce principe immédiatement connu de chacun, que désigne le mot Volonté" (Le Monde comme volonté et comme représentation, livre II). La chose en soi est connue par "le témoignage de la conscience qui nous fait voir dans la volonté l'être en soi de notre phénomène particulier" (Critique de la philosophie kantienne).

[modifier] La critique de Jacobi

Jacobi, dans son Appendice sur l'idéalisme transcendantal, dénonce la chose en soi comme contradictoire dans la philosophie de Kant, et renouvelle sa critique dans son David Hume (1815) :

[La doctrine kantienne] a incontestablement son point de départ dans la croyance naturelle en un monde matériel existant indépendamment de nos représentations, et ce n'est qu'après coup qu'elle l'élimine par la théorie de l'idéalité absolue de tout ce qui est spatial ou temporel, de sorte que, selon la formule que j'ai employée, si l'on ne part pas de la croyance naturelle comme principe fixe et ferme, on ne peut entrer dans le système, mais si l'on s'y tient, il est impossible d'y demeurer et de s'y établir.

En effet, selon Jacobi, Kant suppose que la chose en soi est cause de nos représentations (qui sont inexplicables sans elle), cependant les catégories kantiennes et le concept de causalité ne peuvent s'appliquer à la chose en soi, qui est inconnaissable. Le kantisme devrait logiquement aboutir à un réalisme dogmatique (identité de l'objet et de la chose en soi) ou, par réduction de la chose en soi à la représentation, à un idéalisme absolu (ce qui sera la position de certains kantiens comme Salomon Maimon dans son Essai de philosophie transcendantale en 1790). De la même façon, Gottlob Schulze, dans son Aenesidemus, remarque que l'hypothèse de la chose en soi ne peut se justifier par la loi de causalité, comme le fait Kant de manière plus ou moins détournée.

Kant s'est toujours défendu de l'accusation d'idéalisme absolu (notamment dans sa Réfutation de l'idéalisme), tout en reconnaissant que le lien entre la chose en soi et le phénomène, entre l'expérience externe et l'expérience interne, était inexplicable.

[modifier] Postérité du concept de chose en soi

Postulée inconnaissable, la chose en soi posera de nombreux problèmes à la philosophie postérieure qui cherchera à se passer de ce concept. La conception phénoménologique de l'objet chez Husserl fournit un exemple de conception de l'objet n'utilisant pas la notion de chose en soi pour comprendre l'objet. L'objet n'est plus inconnaissable, derrière le phénomène, l'objet est l'objet phénoménal.

De la même façon, pour Nietzsche, la chose en soi étant indéterminable, l'opposition entre phénomène et chose en soi n'a aucun intérêt pour nous, pas plus que celle entre matière et esprit :

Ce n'est pas le monde en soi, c'est le monde en tant que représentation, donc en tant qu'erreur, qui a de l'intérêt pour nous. Connaître la chose en soi nous importe aussi peu qu'il importe peu à des passagers qui se noient de connaître la composition chimique de l'eau de mer.

Le concept de chose en soi subira des critiques tant du côté des idéalistes que des réalistes. Pour Hegel (Phénoménologie de l'esprit), Kant a posé un absolu qu'il a renoncé ensuite à connaître réellement, en se bornant aux apparences, les phénomènes, tels que les livre notre connaissance.

Pour Ferdinand Alquié (Une lecture cartésienne de la Critique de la raison pure est-elle possible ?, Revue de métaphysique et de morale, n°2, 1975), une lecture du kantisme comme réalisme est possible. Kant considère la chose en soi comme réellement distincte du phénomène : il ne nie pas l'existence de choses en soi extérieures à notre esprit. Le kantisme est une ontologie négative : on pose d'abord l'existence de l'absolu pour le déclarer ensuite inconnaissable.

Heidegger (Kant et le problème de la métaphysique) pense au contraire que c'est la finitude (à laquelle la pensée n'échappe pas) qui réduit l'absolu à n'être que l'objet d'une simple idée. La distinction entre chose en soi et phénomène est subjective, ce n'est qu'une question de point de vue (ce qui fait tomber la critique de Jacobi en évacuant toute possibilité de lien de causalité entre phénomène et chose en soi) :

Le double caractère de l'étant comme phénomène et chose en soi répond à la double manière dont celui-ci peut se rapporter soit à une connaissance finie, soit à une connaissance infinie.

[modifier] Lectures

  • Luc Ferry, Kant - Une lecture des trois "Critiques", Grasset éditeur