Discuter:Hyperactivité

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l'article hyperactivité faisait doublon ; je l'ai modifié en n'en gardant que les aspects symptôme, en réservant l'autre page pour le trouble déficitare de l'attention. Suite à ça, je déplace la demande de fusion ic :

Sommaire

[modifier] Trouble déficitaire de l'attention et Hyperactivité

Ces deux articles parlent tous deux du même sujet, l'« hyperactivité » au sens courant du terme, bien que formellement ce ne soit pas la même chose (l'hyperactivité pouvant être l'une des conséquences d'un déficit d'attention). Apokrif 10 décembre 2005 à 14:19 (CET)

Il ne faut donc pas les fusionner, mais plutôt s'assurer qu'ils ne se répètent pas l'un l'autre (ou pire, se contredisent).
Urhixidur 10 décembre 2005 à 16:30 (CET)

J'ai réservé l'article trouble déficitaire.. à la psychiatrie. Le terme hyperactivité est en effet, dans le lange courant, différent. J'ai donc retiré les bandeau à fusionner. Buddho 18 décembre 2005 à 16:29 (CET)

Sauf que l'appelation === Trouble déficitaire de l'attention et Hyperactivité === n'est pas bonne à remplacer par

[modifier] Trouble Déficit de l'Attention et/ou Hyperactivité (TDAH)

[modifier] Liens externes

Les documents "Test thérapeutique pour l’enfant atteint de DAHA" et "Les erreurs à ne pas faire pour que votre bébé ne devienne pas hyperactif" sont-ils plus pertinents que des dizaines d'autres sites sur le sujet, et leur contenu est-il consensuel ? Apokrif 15 novembre 2006 à 23:39 (CET)

[modifier] Niveau de réflexion psychopathologique de cet article...

... zéro ! Un manuel de comportements, pas une once de recul, de sens critique quand à ce syndrome. On répertorie les comportements, on en fait une entité, on colle le mot pathologie dessus, et circulez; y a plus rien à voir!! Mais qu'est ce qu'on apprend aux psychiatres et/ou psychologues d'aujourd'hui ? C'est effarant, effrayant, la pensée est évacuée. L'important c'est qu'on puisse jouer aux docteurs en faisant semblant de croire et de faire croire qu'on sait, qu'on a la combine pour guérir, le médicament adapté. Aïee ! Quand je pense à mes études, à ce que j'ai appris en clinique et je lis ça, j'en ai mal au coeur. Léon99 26 octobre 2007 à 16:52 (CEST) [1] La psychiatrie peut-elle déterminer une norme objective de la folie ?

La question de l’objectivité des normes de la folie, en psychiatrie, peut à bon droit être regardé comme une question ultime. Elle l’est certainement, en tous cas, pour de meilleures raisons que celle, plus empirique ou scientifique, des causes dernières de la psychose, et pour une raison simple : encore faut-il qu’un accord se soit dessiné quant aux motifs d’inclure tel ou tel comportement dans le champ de la psychose, pour qu’on puisse ensuite en chercher les déterminants (neurobiologiques, sociétaux, inconscients, que sais-je ?). Et il ne sert de rien d’invoquer des principes transcendants pour contourner cette exigence. On peut parfaitement mentionner les contraintes darwiniennes de l’évolution, ou les exigences de la vie en commun ou un principe d’inscription « symbolique » de l’humanité, et prétendre que la folie se mesure à cette aune, mais la question demeure : pourquoi le choix de tel critère plutôt que de tel autre, et des critères que je viens de mentionner, plutôt que d’un autre encore, que nous ignorerions ? Quelle est, en somme, la norme de la « bonne » norme d’explication ? C’est enfin pourquoi il faut maintenir en vie dans la discussion philosophique les notions ordinaires de folie et de déraison — ordinaire s’opposant ici à informel ou préconceptuel —, parce qu’il n’est pas du tout acquis qu’on dispose d’un quelconque concept formel et scientifique de la folie, ou que la catégorie médico-psychologique de psychose capte tout ce qu’elle recouvre, rien de moins ni rien de plus.

           Mais pour déblayer le terrain exact d’une telle recherche philosophique (et l’orienter sur une critique circonstanciée des thèses de Foucault), voici deux remarques préliminaires.

          A la question-titre de ce chapitre, il existe une première réponse bien connue, et elle est négative. C’est, dirai-je, celle de l’antipsychiatrie « populaire ». Sa position est en gros la suivante : il existe bien une psychiatrie, mais cette psychiatrie est notoirement connue pour les usages abusifs qu’on peut en faire (l’internement des dissidents politiques dans l’ex-URSS, en ce sens, a été condamné par les psychiatres eux-mêmes, qui n’y ont jamais vu une remise en cause de la légitimité intrinsèque de leur discipline). Une bonne partie du mouvement dit des « fous littéraires »[1], qui a accompagné comme son ombre le développement de la psychiatrie moderne, a de même dénoncé dans l’internement asilaire ou plus tard les traitements de choc et l’injection forcée de neuroleptiques un abus médical, une usurpation à des fins coercitives de l’autorité soignante, mais fort rarement en mettant en cause la continuité intrinsèque de ces pratiques médicales et l’application logique du soin aux troubles dit « mentaux ». Enfin, même si elle est à l’occasion savante et philosophiquement référencée, l’antipsychiatrie qui se contenterait de prôner une remise en cause de nos normes de normalité accepte tout autant que l’anormalité psychique existe véritablement : dire que la schizophrénie peut être une réaction légitime à un ordre social et familial lui-même « fou » en un sens ou un autre, c’est une thèse qui déplace le point d’application du prédicat « fou », mais qui n’en interroge pas, si subversif soit ce déplacement, la nature, le mode de production social, ni l’engrenage épistémologique qui lui fait jouer un rôle éminent dans la genèse d’une institution aussi considérable que la psychiatrie[2]. Voilà pourquoi Foucault s’est régulièrement distancié d’une telle antipsychiatrie « populaire ». Car jamais n’y est posé la question de principe : et si l’on n’avait pas affaire au mauvais usage d’une bonne science, mais à une déviation interne à cette prétendue science, déviation en fait si coextensive à sa pratique qu’elle ne serait qu’un « dispositif disciplinaire » (i.e. intrinsèquement normatif et coercitif) ? Si tel est le cas, il n’y a jamais eu de savoir psychiatrique, mais, soit une rationalisation a posteriori de son usage essentiel, « discipliner », soit, plus spéculativement, une imposition de « raison » où c’est la raison elle-même, en tant que raison, qui surgit dans la lumière comme discipline originaire, au détriment sensible d’une déraison, ou d’une vie de l’instinct, ou d’une sexualité excessive (tout dépendant de la phase historique considérée), qui la subissent. Foucault argumente donc toujours en fonction d’une antipsychiatrie radicalement critique, nullement banalisable au titre des mauvais usages de la psychiatrie, ou de l’application à la mauvaise cible du prédicat « fou » : il vise une critique intrinsèque de la psychiatrie comme pseudo-science et comme vérité normante — comme une discipline s’abat du dehors et de haut sur l’objet à discipliner —, et ce pour toute une famille de comportements erratiques ou déviants plus ou moins apparentés. Il veut montrer comment la psychiatrie produit le malade mental (et du fou fait l’aliéné, puis le psychotique, etc.), comme l’objet sur quoi s’exerce son pouvoir normatif. C’est en ce sens qu’il s’agit du concept de la psychiatrie, et de la ruine de ce en quoi elle prétend consister, pas de ses abus, qu’on n’a nul besoin d’être si savant pour identifier.

           Second préliminaire : l’analyse des enjeux de la psychiatrie en termes de normes n’est surtout pas cantonné à la sphère sociale de l’interaction du « fou » et de son entourage (ni aux normes médico-juridiques de l’aliénation mentale, qui en sont le paradigme). La psychiatrie biologique recourt massivement à l’idée de norme, parce qu’elle est, épistémologiquement parlant, un fonctionnalisme. Autrement dit, elle étudie les dysfonctions supposées de systèmes cognitifs ou affectifs implémentés dans un substrat neurobiologique, expérimentalement manipulable, et elle a donc besoin à chaque pas des normes du « bon » fonctionnement de ces systèmes. A cet égard, la psychiatrie biologique puise à différentes sources. Elle est désormais bien loin de se contenter de la norme statistique (la normalité étant fonction d’une distribution et de moyennes). Aujourd’hui, une bonne hypothèse en neurobiologie examine le rôle causal des systèmes suspectés dans tel ou tel déficit du comportement morbide en considérant leur rôle dans la régulation de l’action : des démences classiques aux retards cognitifs plus subtils, ceux de l’autisme, par exemple, le tour épistémologique que prennent les meilleurs travaux est à cet égard sans ambiguïtés. Il en ressort que si le concept de norme est présupposé par toute étude fonctionnelle de l’action (et de ses dysfonctions = pathologies), le lien se resserre entre norme biologique et norme de l’interaction, donc norme « sociale » — du moins, à ce qu’il semble (l’ensemble des études précédentes le contestant avec force). Toutefois, le problème de savoir comment opère la normativité en neurobiologie est un problème difficile, certes, mais foncièrement différent de celui de savoir comment faire pour mobiliser la neurobiologie à des fins sociales normatives (pour imposer par exemple telle méthode d’apprentissage de la lecture à partir d’une hypothèse cognitive). C’est encore un problème normatif distinct que de comprendre selon quelles règles s’ajustent la clinique psychopathologique et l’étiologie cérébrale supposée des maladies mentales. A partir de quand décide-t-on qu’une maladie mentale est « expliquée » par des anomalies génétiques ou physiologiques ? Inversement, sur quoi se fonde-t-on pour dire que certains troubles (l’hystérie, bien sûr) sont psychologiques et « irréductibles » à des lésions du système nerveux ? Dans les deux cas, il est plausible que la réponse à ces questions normatives revienne à des choix épistémologiques, touchant la portée et la qualité du genre d’explication qu’on exige. Rien ici ne doit faire question culturellement ni politiquement. Par exemple, il se peut qu’on n’échappe pas à ces apories parce que les concepts descriptifs en psychologie sont tellement sous-déterminés qu’ils échappent aux stratégies réductionnistes habituelles aux sciences. On n’aura jamais, pour un degré de tristesse une mesure comme celle qu’un baromètre fournit au physicien. Or il existe un autre niveau où cette sous-détermination importe peu. C’est tout simplement celle qui m’intéressera ici, et qui implique, lui, la culture et un certain nombre de choix politiques. Quand bien même en effet disposerait-on de la série complète des causes qui partent d’une anomalie génétique et qui débouchent sur un comportement morbide sophistiqué, il faudrait encore dire en quoi cette anomalie est une « maladie ». Il faudrait tenir compte du degré de tolérance culturel comme personnel des effets individuels de cette anomalie. Or nous en jugeons à l’aune de nos normes morales, sociales, juridiques, etc. Intervenir sur un processus naturel en le qualifiant de maladie, ce n’est donc rien faire d’autre qu’invoquer ces normes, et surtout, de les invoquer dans leur intrication mutuelle, à leur niveau propre, qui est celui de la vie sociale, où ces normes jouent souvent contradictoirement (alors que le fait anomal, lui, était univoque). Or, si tel est le cas, la psychiatrie a-t-elle encore quelques moyens rationnels internes d’objectiver des normes de la pathologie mentale, ou bien est-elle condamnée à être uniquement la chambre d’enregistrement « naturalisante » (et encore, si la psychiatrie est authentiquement fondée sur la biologie !) de décisions normatives extrinsèques ?
           Ces remarques préalables conspirent pour définir l’espace philosophique du problème : il sera philosophique parce qu’il s’agit bien de l’essence de la psychiatrie, non des mauvaises pratiques qui peuvent la grever comme n’importe quelle autre activité humaine ; mais aussi philosophique, et non purement épistémologique, parce que les normes ultimes sur lesquelles elle repose ne doivent pas être des normes de simple scientificité, mais des normes de rang supérieur, qui disent pourquoi il est correct d’appliquer de telles exigences de scientificité à la psychiatrie — et pourquoi alors son contenu rationnel (si fragile soit-il) ne consiste pas en de pures et simples rationalisation a posteriori, masquant de secrets rapports de pouvoir.
           La position d’ensemble de Foucault sur tout cela est bien connue, et elle a subi en fait moins de variations qu’on ne croit depuis L’histoire de la folie. Elle repose sur cinq prémisses.

L’opposition propre à l’âge classique entre raison et déraison est le prototype d’un schème récurrent chez Foucault : partout où la psychiatrie cherchera à raffiner sur les différences cliniques, les sous-types et les modalités de la folie, il n’y faut lire que l’effet en aval d’une position différentielle pure, archi-abstraite, et primordiale : celle entre la norme (quelle qu’elle soit) et le hors-norme qu’elle pose dans un pur Dehors, pour justement s’imposer à lui et contre lui dans un surenchère normative sans fin — d’où découle la coercition asilaire, la fabrication psychocriminologique des monstres moraux, ou l’insidieuse transformation des plaisirs sexuels en problème biopolitique d’hygiène sociale. Toute norme pose un hors-norme, toute Raison son Dehors, et le lieu constant d’application de l’analyse est cette structure, décelée toujours et partout. La psychiatrie et la « science des prisons » incarnent chacune un fonctionnement-limite typique de l’émergence moderne du pouvoir de la Norme. Mais Foucault insiste sur le fait que le contenu épistémologique, la signification de la norme, n’est jamais ce qui compte : ce qui compte, c’est la réduction du hors-norme, et tout se passe sur cette limite toujours excédante, toujours à résorber. L’asile et la prison (séparés ou confondus) sont donc des lieux de vérité où la norme s’applique pour elle-même dans toute sa cruauté et sa nudité — peut-être à vide, mais radicalement. Sur cette base, l’idée d’une épistémologie ou d’une histoire de la psychiatrie sont entièrement hors-sujet. Elles dénient en effet la nature véritable de ce dont il s’agit : non pas l’institution psychiatrique, mais l’institution de la psychiatrie comme institution-limite. Car seul ce dernier objet mérite histoire et critique philosophique, tout le reste n’offrant qu’un semblant de cohérence. Le concept de norme débarrassé des considérations usuelles de sens et de consistance logique ne doit donc plus tolérer de disionction aussi classique que celle des normes rationnelles et des normes sociales. Dans le jeu infini du « pouvoir-savoir », la Norme suture au contraire ces deux côtés traditionnellement opposés. Cette idée de Foucault est remarquablement congruente, d’ailleurs, avec sa philosophie du langage. Enfin, si l’on se rapporte aux deux grandes références de la philosophie des normes, Kelsen et Canguilhem, la rupture foucaldienne est éclatante. Pour Foucault, la définition de Kelsen, selon laquelle la norme ordonne, permet ou habilite, est vide. Car elle ne rend pas compte de l’effet réel de pouvoir propre à la norme. Kelsen ne peut invoquer qu’un devoir-être idéalement agissant (i.e. agissant « en droit », ce qui est le but explicite de Kelsen). Or Foucault, s’il récuse l’idéalisme juridique de Kelsen, n’a pas la naïveté de croire qu’une norme ait prise directement sur le réel : si c’était le cas, la norme serait un processus causal, et une norme n’est manifestement pas une sorte de contrainte mécanique sur l’action. Il lui faut donc une voie indirecte pour concevoir l’action de la norme comme norme. Ce sera la fameuse idée que la norme permet non d’agir, mais d’agir sur les actions des gens (les inciter à, les détourner de, etc.), et par ce biais, de contrôler leurs actions possibles. Tout cela a l’air d’avoir du sens et mérite examen. Quant à Canguilhem, Foucault répudie complètement sa thèse majeure, selon laquelle la normativité est création de normes, mais de normes nouvelles. En effet, pour Canguilhem, la vraie normalité (la santé, typiquement mais pas exclusivement), c’est celle qui résulte de l’activité normative de l’organisme. La maladie n’est donc pas un simple déficit : comme elle touche un être vivant, pas une chose inerte, elle met à l’épreuve sa capacité à inventer de nouveaux modes de fonctionnement, lesquels obéissent ipso facto à de nouvelles normes. Ce néo-vitalisme est abandonné parce qu’il ne fait pas droit à une vie plus nue, moins téléologiquement orientée vers l’augmentation de sa propre puissance. Car Foucault a besoin d’une vie du Dehors, soit d’un excès pur, qui est le point subversif recherché d’où le hors-norme (déraison, folie, instinct) peut se « retourner » contre la norme, et ouvrir ainsi la voie d’une émancipation radicale. Passer d’une norme périmée à une norme nouvelle, à cet égard, ce n’est pas assez. La vie selon Foucault est, à la limite, transcendance corporelle à l’égard de toute norme, et bien sûr, selon la logique décrite plus haut, ce sur et contre quoi la normalisation se déchaîne d’autant plus et indéfiniment… Il y a enfin des points de rupture ponctuels, solaires, où pareille inversion des valeurs nous explose au visage. L’historien peut les découvrir, et confirmant ainsi le rapport différentiel fondateur de la norme au hors-norme qu’elle pose. Mais ce ne sont jamais de simples confirmations empiriques des hypothèses conceptuelles : ce sont d’abord des événements — et lire Foucault, c’est apprendre à les apprécier contre l’évidence où ils se cachent, ou contre la banalisation historienne qui en émousse la discontinuité. Si séduisantes que soient ces thèses, elles sont fausses — solidairement fausses, même. Je propose, pour le prouver, deux voies complémentaires. Je reconsidérerai d’abord ce que Foucault propose comme analyse philosophique du rapport norme/hors-norme ; en second lieu, je montrerai combien les impasses de cette analyse aboutissent à une distorsion sidérante des données historiques (en fait, à réécrire l’archive même dont on vante à tout bout de champ la matérialité). Je chercherai pour conclure à formuler un principe général de réfutation du mode même, opératoire, de la pensée de Foucault, considérée comme un obstacle magnifique sur le chemin de ses propres intuitions. I. De la philosophie foucaldienne des normes à la « discipline » psychiatrique « Foucault est plus proche de Nietzsche (et de Marx aussi), pour qui le rapport de forces excède singulièrement la violence, et ne peut se définir par elle. C'est que la violence porte sur des corps, des objets ou des êtres déterminés dont elle détruit ou change la forme, tandis que la force n'a pas d'autre objet que d'autres forces, pas d'autre être que le rapport : c'est "une action sur l'action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes", c'est "un ensemble d'actions sur des actions possibles". On peut donc concevoir une liste, nécessairement ouverte, de variables exprimant un rapport de forces ou de pouvoir, constituant des actions sur des actions : inciter, induire, détourner, rendre facile ou difficile, élargir ou limiter, rendre plus ou moins probable…. Telles sont les catégories de pouvoir. » Deleuze (1986 : 77) On a souvent remarqué que si Foucault fait un usage surabondant du vocabulaire de la norme (normalisation, normativité, normalité, « normation » même, autrement dit, imposition de norme), il est avare en définition du concept[3]. Dans ses textes, Foucault passe souvent d’un registre normatif à un autre, qu’on distinguerait volontiers (par exemple, de normes juridiques s’appliquant aux travailleurs à des techniques de normalisation pesant sur leurs tâches). Et il s’efforce au contraire de faire valoir dans cette fusion des pouvoirs normatifs une dynamique, allant toujours dans le même sens, celui d’un accroissement acharné de la domination. C’est que Foucault préférerait mettre entre parenthèses ce que la norme énonce, ce qui la fait norme : il voudrait subordonner sa signification prescriptive à sa force (qu’il suppose plus matérielle) de prescription signifiante. On verrait mieux alors ce qui l’intéresse : non la norme, mais le pur écart entre la norme et l’anormal, puis, à l’extrême, le hors-norme. Car c’est là, à cette jointure précise, que, très intuitivement, s’exerce le pouvoir moderne — non plus le pouvoir archaïque, qui s’inspirait de l’idéal, de l’ancestral ou du Très-Haut, mais le moderne, oui, ce pouvoir qui se propage entre voisinages infimes, « capillaires », à homogénéiser, à régulariser, et qui concerne le Tout-Proche (dans ce que ce terme implique d’écart potentiel). Peu importe, quand seul cet écart-à-la-norme importe, que la norme soit loi, règlement, moyenne statistique ou régulation fonctionnelle. Car Foucault n’analyse pas la Norme, mais l’Ecart. Or bien plus : il suppose constamment que tout ce qui est pluriel, confus, voire matière à philosophie (en un sens fortement péjoratif) dans le concept de Norme (soit toutes ces distinctions trop subtiles) est ramené sur terre et remis d’aplomb par référence au sens d’application concret de toutes ces normes. Cet unique sens, c’est la « mise aux normes » : la résorption par principe violente de l’Ecart. C’est l’investissement de pouvoir sur et contre l’anormalité-limite qui s’esquisse nécessairement à l’horizon de la norme, anormalité qui en constitue à la fois l’opposé logique et la cible réelle. Un tel schéma est fabuleusement puissant, parce que son abstraction autorise l’analyse historique à s’approprier à peu près tout ce qu’elle veut en y détectant une « violence » normative que personne n’avait jamais soupçonnée[4]. Partout où s’observe de la Norme, on peut d’emblée en déduire de l’Ecart, et focaliser l’enquête sur les procédés dramatiques de sa cruelle résorption. Le matériel historique le plus plat en ressort rehaussé de couleurs brillantes, et son peintre tout auréolé de perspicacité morale. Une fois le sol épuisé, on met en culture le champ voisin, et ainsi de suite, s’assurant ainsi la synthèse admirable de la profondeur et de la versatilité.

Qu’importe donc la Norme, pense Foucault, pourvu qu’on ait l’Ecart. Mais les choses ne se passent pas tout à fait ainsi en pratique, parce que pour arriver au moment-clé de l’écart, il faut tenir compte de la normalisation déjà effectuée en amont sur les faits précédents, en un mot, de la mise en série régulière imposée jusqu’ici aux faits par la norme avec succès. C’est en effet la condition pour que l’écart étudié soit bien écart par rapport à cette norme, et à nulle autre. Or, même si Foucault ne s’en soucie pas vraiment, satisfaire une telle condition conduit à une aporie classique : ce n’est pas parce qu’on dispose d’une régularité qu’on dispose de la règle qui l’ordonne, et donc de la norme qui commande l’application correcte ou incorrecte de cette règle. En fait, n’importe quelle régularité peut « obéir » à un nombre infini de règles, et ce n’est certainement pas parce qu’on dispose d’une règle (serait-elle celle alléguée par celui qui a mis en série la série) qu’on dispose de la bonne, ou de la seule. Dans un test de QI où on demande justement aux sujets de prolonger une série, par exemple 123…, il faut prendre la mesure du fait que la réponse correcte peut être 4 (n+1), 5 (1+2 =3, 2+3=5, si c’est une suite de Fibonacci), 6 (1+2 =3, 1+2+3 =6), etc., sans qu’il existe aucun critère interne à la série du choix de la « bonne » réponse (i.e. de la réponse « normale »). Avec un peu de réflexion, on s’aperçoit qu’on peut prolonger une série quelconque non seulement avec n’importe quel nombre, mais qu’en plus, une infinité de lois de série justifient chaque réponse qu’on donne. A cela, un foucaldien répondra peut-être que c’est justement parce qu’il n’existe aucun critère interne que tous les critères de la « bonne » réponse sont externes. Par exemple, on attend d’un enfant « normal » qu’il réponde 4, parce qu’un enfant « normal » (statistiquement) fait une telle réponse ; et le test est normalisé en fonction de cette réponse attendue. La norme ici imposée n’est pas rationnelle, elle est sociale (c’est un calibrage extrinsèque de l’intelligence). L’ennui avec une réponse de ce genre, c’est qu’elle avoue très clairement combien il faut déjà disposer d’indices sur la nature exacte de la pression normative extérieure, pour déceler de quelle façon elle joue dans la mise à l’écart des réponses « anormales » (un enfant de six ans qui compterait spontanément en séries de Fibonacci !). Du coup, on ne va pas de la série, quelle qu’elle soit, à la pression normative qu’elle exerce sur le pas suivant, et qu’on pourrait y déchiffrer en filigrane (il y en a une infinité), mais bien de la présupposition que toute série implique a priori une règle contraignant la succession des termes, à la mise en évidence des effets de cette règle sur la mise en série des termes. Foucault, dans un texte méconnu sur les problèmes de l’histoire « sérielle », avoue son extrême embarras à ce sujet[5] : il n’existe pas de moyens a priori de décider quelle série (une croissance démographique, une modification des taux de change, etc.) exprime quoi. Sauf à se donner, ce qui est verbal et vide, une infinité de processus historiques enchevêtrés (d’où d’ailleurs ne résulte même pas qu’on sache comment ils se hiérarchisent), les phénomènes de normalisation en jeu dans ces séries demeurent tout à fait inaccessibles. Du coup, et c’est le point essentiel, il n’existe pas non plus d’indice sûr qu’on a bien affaire à un écart : le même écart peut être immédiatement recodé comme une continuité stricte, mais eu égard à une règle d’extension de la série qui n’était pas celle qu’on croyait. Ainsi, il est parfaitement faux que la lecture d’un accroissement sériel (on lit de plus en plus de subdivisions cliniques dans les registres des asiles au 19ème siècle, le nombre d’internés augmente, ou diminue, etc.) livre quoi que ce soit comme la preuve d’un processus de normalisation, d’où se déduirait logiquement le travail à la limite, « disciplinaire », d’une résorption permanente de l’écart à la norme. L’existence d’un tel processus est possible, mais il n’est pas démontré, vu que des facteurs entièrement inattendus peuvent régir l’extension de la série « normative », et qui n’ont rien d’une entreprise réelle de classement et de domination. Foucault ne discute à ma connaissance jamais cette difficulté (banale : les statistiques ne font souvent que refléter l’activité de ceux qui les collectent, et leurs intérêts obéissent à des règles indifférentes au statut de ceux et celles qu’ils comptent et classent, etc.). Mais c’est parce que l’idée-force selon laquelle l’Ecart est la vérité pratique de la Norme est intenable. L’Ecart est toujours Ecart-à-la-Norme, il enveloppe dans son concept (même s’il ne la cite pas) la Norme dont il s’écarte, et sans description soigneuse de la signification de la Norme et de ses raisons pratiques, on ne peut jamais savoir si l’Ecart est bien un écart, ou plus exactement, on ne peut pas savoir pourquoi c’en est bien un. La raison de l’écart n’est donc pas une « rationalisation après coup », ni un « surcodage normatif » : c’est la condition d’identification de l’écart en tant que tel. Du coup, pour Foucault, toutes les discontinuités menacent de s’aligner sur un même plan abstrait. Réciproquement, n’importe quelle continuité devient une discontinuité potentielle du point de vue d’une Norme jusque-là inaperçue dont elle s’écarte d’un point de vue ou d’un autre. Il suffit d’avoir un peu d’imagination ! Or si l’imagination est une vertu, la généralisation de la quête du hors-norme, du hors-série, de l’anomal et du monstre, ne doit pas négliger un second facteur conceptuel, touchant encore l’idée de norme. C’est que bien des choses pourraient être décrites et mêmes vécues de façon intensément subjective comme des effets normatifs, et ne pas en être du tout. Le recours à la notion de norme est en effet toujours fragile épistémologiquement parce qu’il n’est jamais exclu que ce qui s’impose « régulièrement » dépendent en réalité non de règles et de normes, mais de processus naturels cachés, ou bien encore de propriétés formelles des concepts que nous utilisons pour en parler, processus ou propriétés que nous ignorons. Nous interprétons alors à tort la « pression normative » comme orientée par quelqu’un sur nous, un peu comme un Grec attribue la tempête à la mauvaise exécution des sacrifices et au mauvais vouloir des dieux. Nous supposons, par ignorance, qu’elle procède d’une intentionnalité obscure dont l’agent inconscient ou non-conscient (la société) poursuit des fins. Ou bien encore, nous nous comportons comme une sorcière qui pense que la réussite d’un empoisonnement dépend de la combinaison complexe d’incantations rituelles à prononcer en pensant à Satan, et d’un dosage subtil de poils de brigands fraîchement dépendus et de vieil arsenic. Toutes les règles à suivre pour arriver à ses fins sont extrêmement loin de contribuer à parts égales au résultat final, quoi qu’elle en pense, et quoi qu’en pensent les inquisiteurs qui la jugent. Le monde de Foucault est donc un monde où il n’existe aucun processus causal (inapparent), donc aucune véritable contingence, et enfin, nul « effet pervers ». Dans ce monde, la simple possibilité de pouvoir documenter historiquement que des gens ont senti le poids de normes qu’on leur imposait, ou ont cru agir au nom de normes qu’ils décidaient, suffit à conclure que ces normes étaient pour de bon les facteurs déterminants de leurs actes ! Les contre-exemples sont pourtant légion. On sait parfaitement que certaines normes ne sont obéies que parce qu’elles servent des fins totalement étrangères à ce qu’elles stipulent, mais qu’elles favorisent par hasard. Ou encore, il est parfaitement vain de croire percer à jour sous la croissance des dépenses de santé une intentionnalité maligne diffusant la soumission hygiéniste dans les sociétés modernes : c’est la conséquence logique du fait que plus les gens sont en bonne santé et soignés, plus, par un « effet pervers », croît la probabilité qu’ils tombent ou retombent malades. On prend là pour une cause (l’hygiénisme comme relais du « biopouvoir ») une lecture possible — assurément utile à certains acteurs sociaux, mais qu’ils ne contrôlent pas — de faits dépourvus de toute intentionnalité. Enfin, l’économie contemporaine multiplie les études de cas où ce qui est vu et vécu comme un choix normatif par les acteurs, en fonction de leur expérience pratique, pourrait bien dépendre in fine de contraintes de la théorie des jeux. La théorie évolutionniste de la coopération, par exemple, s’applique aussi bien aux écosystèmes (plantes incluses) qu’aux marchés. Du coup, les normes qu’on croyait réellement agissantes ne sont plus que des façons de parler, remplacées, à certains endroits stratégiques de l’édifice du savoir, par des lois déterministes. De toutes façons, qu’une norme soit trop inexorablement contraignante et qu’elle parvienne à réduire toute opposition, ce ne devrait pas du tout être considéré comme un cas archétypique de pression normative. Bien au contraire : qu’on se demande plutôt si, en lieu et place de règles et de normes, on n’a pas affaire à une loi causale, naturelle, qui n’a rien du tout d’inflexible parce qu’elle est tout simplement déterministe. Jamais Foucault ne soulève l’éventualité de tels risques logiques pesant sur les normes qu’il examine, qui les vide pourtant de leur portée. On dira : est-ce si grave ? Il est tentant en effet de prendre acte de ces critiques (elles sont traditionnelles dans toutes les disciplines normatives, où l’on dépense énormément de temps à immuniser les arguments contre cette menace), et de souligner qu’elles n’invalident pas le détail concret des analyses de Foucault. Qui jugera plausible que les aliénistes n’aient discipliné les asiles que pour des motifs sans rapport avec le contrôle social (par exemple, comme un effet marginal de la division du travail et de la spécialisation médico-universitaire, pour faire une conjecture pseudo-wéberienne) ? Qui, pour affirmer avec certitude que l’hygiénisme moderne n’a pas du moins fait ses choux gras du secours providentiel que lui offrait « l’effet pervers » cité plus haut ? Enfin, quoi qu’on pense de la théorie évolutionniste de la coopération, décrire en termes de théorie des jeux des coopérations imposées, donc les naturaliser, c’est une possibilité, mais certes pas une nécessité. En tout cas, ce n’est pas en opposant à Foucault une autre manière de décrire l’activité normative que je réfute stricto sensu la sienne ; car pour arriver à cela, je devrais offrir une explication alternative aux effets qu’on observe. Toutefois, même si on défend Foucault ainsi, c’est forcément en dépouillant la force de la Norme d’un certain nombre de ses privilèges explicatifs. La solution tend alors les bras à qui veut l’embrasser : il existe en effet un critère de la domination assez indifférent aux façons diverses dont les gens se la représente, et qui fait place au fait que les normes sont obéies ou désobéies en fonction des intérêts matériels des acteurs, dans un monde où il y a une place pour des processus naturels qui expliquent les régularités observées sans recours systématique (donc naïf) à la Norme. Ce critère, c’est le critère banal de la domination sociale et politique : une version ou une autre de la lutte des classes selon Marx. Si l’on relit alors Foucault avec cet arrière-plan, sa critique des normes devient un simple raffinement de la bonne vieille critique des idéologies, moins focalisée sur le droit bourgeois et davantage sur les procédés « neutres » de la moderne bureaucratie d’Etat. Et tout rentre alors dans l’ordre[6]. Mais pour un foucaldien rigoureux, pareille solution, c’est le baiser de la mort. Car son coût est manifeste : l’expérience radicalisée de la vie qui donne à son œuvre sa couleur nietzschéenne, en un mot, la positivité originaire d’un Hors-norme que la Raison, ou l’Histoire, et même les formes actuellement existante du Corps et du Désir limitent, une telle positivité transgressive serait perdue sans retour dans cette annexion marxiste de Foucault. On peut assurément rafistoler par ce moyen l’argumentaire foucaldien sur les disciplines du corps, quand le corps est engagé dans le procès « capitaliste » de la production inégalitaire des biens, autrement dit, quand il y va du corps comme machine productive et comme incarnation de la force de travail, jusqu’à la définition normative de la « santé » d’un tel corps. Mais ce serait laisser de côté une « pression normative » qui dépasse toute borne rationnelle fixée par l’utile strict : quand le pouvoir se déchaîne sur nous pour le pouvoir, aux prises avec une contrariété qui est par son existence même le moteur de son acharnement à dominer. Comment, dès lors, approfondir notre compréhension de la Norme selon Foucault, en sorte qu’on y retrouve ces deux dimensions interdépendantes : l’accent mis systématiquement sur l’Ecart en tant que point d’application multiple, éclaté, omniprésent du pouvoir ; et cette acharnement qui norme pour normer, au contact d’un Excès à réduire en permanence, et que la Norme ne cesse de reconduire pour justifier sa surenchère répressive-coercitive ? La réponse résiderait dans un certain concept du rapport de force interne à l’action. Foucault insiste constamment sur l’idée suivante : l’émancipation ne peut se satisfaire de contrecarrer la violence directe de l’oppression (les cadences fordiennes alignée sur des moyennes physiologiques, ou la psychiatrisation de la sexualité). Comme l’a excellemment noté Deleuze — voir l’exergue de cette section —, la lutte se joue aussi et peut-être d’abord à un autre niveau : à celui, indirect, où ces forces oppressives sont prises elles-mêmes dans un rapport de force différentiel, et où elles ne peuvent s’imposer aux êtres et aux corps que parce qu’elles norment d’avance, de haut, l’espace même du rapport de domination. Au sein d’un tel espace, le pouvoir normatif, comme le conçoit Foucault, a déjà tranché du vainqueur. En somme, pour Foucault, le vrai lieu du pouvoir (et du vrai contre-pouvoir), ce n’est pas celui de l’action, ni non plus de la contre-action (insurrectionnelle, subversive, voire révolutionnaire). Il est là où l’on agit sur l’action elle-même, en surplomb — où l’on contrôle l’action possible. La différence que cela fait est considérable. Si Foucault se gausse de la « révolution sexuelle », ce n’est certes pas parce que ce serait un combat vain, sans valeur émancipatrice. C’est parce que ce combat pour plus de « liberté sexuelle » reste captif du « dispositif de sexualité ». Il peut ainsi exploiter à ses fins la psychanalyse, ou certaines versions du concept de famille, ou ne pas mettre radicalement en cause la médicalisation des perversions. Bref, toutes les actions en quoi cette « révolution » consiste continuent au sein même de la lutte à valider les référents normatifs qu’on devrait plutôt combattre. L’horizon ultime de Foucault, à cet égard, est bien connu : c’est de savoir si nos plaisirs pourraient être délivré un jour de cette référence absolue, historiquement produite cependant, qu’est le Sexe. C’est sur l’espace normatif a priori du Sexe (i.e. la sexualisation universelle de la famille, de la vie sociale, du psychisme, etc.) qu’il faut agir, car cet espace norme et borne toute action possible. Le Sexe des modernes remplace dans cette fonction de délimitation a priori des combats « possibles » la Chair des classiques. Mais ce n’est pas juste en nous déculpabilisant, par exemple, que nous sortirons de ce genre d’espace précontraint. C’est en revendiquant la liberté des plaisirs à l’égard de tout référent normatif de cet ordre. Une solidarité profonde se fait alors jour entre l’affranchissement à l’égard de la normativité même, et l’idée que le vrai pouvoir n’est pas dans les actions qui contraignent, mais dans les contraintes imposables à toute action possible. Car se délivrer des secondes exige un rejet autrement plus fort à l’égard de la contrainte normative que se délivrer des premières (geste qui n’aboutit qu’à prolonger la soumission dans une liberté relative). Le paradigme de la « révolution sexuelle », qui est tout sauf une révolution, est évidemment généralisable : il sert à Foucault à exhiber un aspect de sa logique de la Norme qui resterait autrement invisible. Il ne sert pas juste à parer à la réduction de sa pensée à une version chic de la critique marxiste des idéologies (la méfiance à l’égard de l’illusion de « révolution » qui continue la domination sous une autre forme est la bouteille à l’encre de la critique gauchiste du marxisme, dans les années 1970). Ce paradigme sert aussi à Foucault à défendre l’horizon de radicalité transgressive qui est le pivot de sa métaphysique de la vie et de l’excès. Mais tout repose alors sur l’expression « agir sur des actions possibles ». On comprend avec Deleuze qu’il s’agirait, in abstracto, d’« inciter, induire, détourner, rendre facile ou difficile, élargir ou limiter, rendre plus ou moins probable ». Matériellement ou historiquement, on reconnaît en filigrane les stratégies disciplinaires (inciter, induire, etc.) et celles du biopouvoir, qui en prend la relève au moyen des nouvelles normalités naturalisées et statistiques (élargir ou limiter, rendre plus ou moins probable). Mais est-ce que cela fait sens ? Si l’on suit la grammaire logique de ces thèses, on note qu’inciter ou rendre probable sont suivis de verbes d’action ou de complétives qui citent l’action régulée en aval par l’action normative en amont. On incite à dénoncer l’ouvrier sans livret, on rend probable que le travailleur dépressif perdra son emploi, on induit les parents à juger que la sexualité des enfants est un facteur de leurs souffrances morales ou physiques, etc. Il semble alors qu’une « strate » autonome d’actions sur les actions se dessine, qui serait l’intégrale de toutes ces incitations, facilitations, restrictions, etc. Cette strate est le lieu véritable du pouvoir normatif, à la fois caché aux agents, lesquels n’ont sous les yeux que ce qu’ils font, et qui pré-articule les forces en présence au sein du rapport de force qui est leur terrain conscient d’action. On se figure assez facilement son mode d’opération, du moins en mots : comme une seconde main à l’intérieur de la main qui agit, comme une ombre muette mène le combat en influençant tous les combattants qu’elle aveugle diversement, etc. On baigne dans la rhétorique de la hantise, des doubles immortels et fantomatiques, des conspirations nocturnes. Le nervus probandi de l’argument de Foucault consiste cependant en cette prémisse : jamais les actions de second rang, ou en aval, ne peuvent avoir aucune incidence sur les actes normatifs de premier rang, en amont. Qu’elles réussissent ou qu’elles échouent, que leur absurdité éclate ou que leur succès soit tel qu’on n’ait même plus l’impression d’agir, tant le cours habituel des choses a incorporé les pratiques normées, peu importe. Réciproquement, ceux qui posent les actes normatifs de premier rang (comme individus ou collectivement, consciemment ou pas, peu importe) ne font rien de ce que font les acteurs de second rang. Car ces derniers ont toute autonomie en tant qu’agents de leurs actes immédiats, et en particulier, ils peuvent ne pas agir du tout — car les actes normatifs du premier rang contraignent, c’est capital, non des actions, mais des actions simplement possibles. Eh bien cela, on peut certainement le dire, l’imaginer aussi avec une profusion inouïe de métaphores inquiétantes, mais certainement pas le penser. C’est un concept de l’action tout à fait impossible à défendre. Si séduisante que soit l’image d’une « strate » autonome des actions sur les actions, il est en effet complètement impossible d’en concevoir l’ordre propre sans tenir compte de ce que les actions de second rang réussissent ou pas. On ne peut pas avoir des actions normatives qui incitent à p, et d’autres actions qui interdisent de p, si on n’a pas le contenu matériel concret de ce en quoi consiste p. Sinon, trivialement, « inciter » à embaucher des ouvriers au livret en règle est la même chose que « décourager » les ouvriers de quitter leurs employeurs sans leur permission. On ne peut ni inciter ni décourager in abstracto. Il ne peut donc pas y avoir de stratégies « incitatives » en soi, sans qu’elles soient logiquement coordonnées à ce qu’elles incitent à faire. Je dis bien logiquement : ce n’est en rien un parasitage coercitif extrinsèque, ni une contrainte souterraine pesant sur l’action et telle qu’on pourrait concevoir et vouloir l’action sans ce réseau d’incitations et de défenses. Tout se décide au niveau des actions de second rang, lesquelles sont en réalité les seules à exister : ce que Foucault veut en détacher comme des actions « sur » des actions, ce sont leurs contraintes de structure : leur articulation même sur le plan unique où elles se déploient. C’est évidemment pourquoi les politiques de normalisation changent quand les actions qu’on veut normaliser n’aboutissent à rien, échouent, ou produisent des effets contraires à ceux qu’on avait l’intention d’obtenir —et qu’on avait l’intention d’obtenir non pas en les normant, mais en les faisant. Il y a d’abord ce qu’on fait, et ensuite les normes qu’on applique en faisant. Il est chimérique de croire que ces normes peuvent être des sortes d’actions « sur » les actions, s’appliquant à elles dans leur dos et malgré elles, y créant plus d’effet, ou un effet autre, que ce que l’action accomplit directement. En somme, on ne peut donc pas agir sur des « options » d’action, mais sur des actions allant à leur dernier terme et qui ont déjà produit leur effet. Car si l’on ne savait pas ce que produit effectivement l’action, personne ne pourrait concevoir de stratégie normative efficace, faute de savoir par quels moyens intermédiaires réels l’action à réussir s’accomplit. Or si l’on ne sait pas cela, de quoi pourra-t-on jamais faire une règle normative, que prescrira-t-on de faire pour que l’action ait vraiment lieu et se réalise ? L’objection revient à ceci : en imaginant une strate autonome de « l’action sur l’action » (Discipline, Biopouvoir, Sexe, etc.), Foucault hypostasie de façon idéaliste des contraintes internes à l’action, qu’il détache ensuite de l’action pour l’y réintroduire comme une pression spéciale, un biais sur la conscience des intentions, ou une vérité historique invisible aux acteurs même s’ils se croient libres. Nul n’a jamais incité à…, rendu probable que…, ou élargit l’espace pour quelque action que ce soit en soi. Personne n’a jamais eu entre ses mains, dans le dos des acteurs, ce pouvoir sur le pouvoir. Mais les acteurs, en agissant, et bien sûr en agissant librement, à leurs risques et périls, ont toujours créé par leur action même cet espace « normatif » qui reste immanent à leur action (qui en ouvrant cette option referme celle-là, et en suivant telle règle interdit telle déviation, etc.). Il n’y a donc pas plus, sauf idéalisation, d’acteur des acteurs. Nul ne tient les chaînes qui font danser les marionnettes modernes, qui auraient remplacé les fils d’or grâce auxquels les dieux, pensait Platon, meuvent nos âmes. Ce raisonnement se poursuit ainsi : supposez qu’il y ait une action sur les actions. Pourquoi n’y aurait-il pas une action sur les actions sur les actions ? Où s’arrête la régression ? Qui norme les normes, et qui normalise les normalisateurs ? Toutefois, ce n’est pas ici un truc philosophique pour montrer qu’en croyant penser quelque chose, ou trouver une solution à un problème, on ne résout rien, mais qu’on décale la difficulté. La mise en abyme des actions sur les actions marque une nouvelle fois la production immanente à l’action publique, sociale, historique, du contrôle et du contre-contrôle (qui, c’est clair, est un contrôle sur le contrôle). On a souvent ainsi noté le silence peut-être un peu dédaigneux de Foucault face à l’Ecole de Francfort. C’est que la naissance des sociétés « disciplinaires » (et je ne nie nullement que des procédés sociaux de ce genre ait existé) est contemporaine de l’émergence d’un « espace public », comme dit Habermas, où la prétention à la surveillance panoptique est corrigée par la mise sous surveillance des surveillants eux-mêmes. La conscience politique bourgeoise (i.e. « l’opinion publique ») s’est ainsi forgée comme instance de contrôle des nouveaux pouvoirs de l’Etat (notamment par les médias)[7]. Pour ce qui regarde la psychiatrie, par exemple, une fois qu’on s’est délivré de l’illusion (suscitée par Foucault à force d’érudition sélective) que les sources parlent unilatéralement en faveur des méthodes « disciplinaires » des aliénistes, on découvre au contraire de vigoureuses protestations contre la tentation du panoptisme (les gens du 19ème siècle lisaient aussi Bentham). On se heurte aussi au refus farouche des élus de bâtir des asiles (pour des motifs de conservatisme provincial, mais aussi parce que le petit peuple chansonnait les « pinélières », et que la charité chrétienne demeurait la règle pour la prise en charge des insensés). Bref, non le succès inexorable de la Norme aliéniste de la Raison s’institutionnalisant, mais sa faillite sous les coups des dénonciations dans les journaux, des enjeux politiques (seul Paris est progressiste, et le pouvoir, après l’assassinat du duc de Berry est entièrement hostile aux Lumières), voire de l’insurrection rhétorique des fous littéraires, dont l’opinion publique entend étonnamment la voix. Je crois qu’on peut bien défendre l’idée que l’aliénisme n’a jamais eu lieu : il n’y a jamais eu qu’un « âge d’or » du projet aliéniste. Car Foucault, souvent, présente comme un fait historique accompli ce qui n’a commencé à exister que peut-être un demi-siècle, voire un siècle après la formulation des grands principes[8]. Mais laissons les contre-exemples. Il faut concevoir plus généralement l’action-sur l’action-sur l’action comme l’expression d’un cercle : celui de la correction-réélaboration des processus normatifs de l’action publique, sociale, politique, au cours même de l’action. Rien bien sûr n’implique qu’une telle action aille dans le sens d’une plus grande émancipation, au motif qu’elle inclurait l’évaluation critique de ses intentions et de son efficacité ! Mais le point-clé n’est pas là : il suffisait de montrer qu’il n’existe aucune « strate » de l’action intrinsèquement invisible aux acteurs, contrôlant à distance leur options, planant comme une ombre menaçante sur leur illusoire liberté. Rien, en conséquence, ne prédétermine l’espace à l’intérieur duquel les conflits deviennent possibles. Rien qui, en un sens intéressant, les « contiennent ». C’est une illusion verbale, résultat d’une ignorance de la grammaire logique des concepts en cause, soutenue par des images égarantes. Mais si tout cela est correct, la conséquence pour Foucault est la suivante : il n’y a plus à imaginer d’insurrection « radicale » contre la norme « radicale » qui contrôle en sous-main les actions possibles. Ce qui perd tout sens, c’est l’idée qu’un acteur pourrait choisir de ne pas se laisser enfermer dans l’espace faussé du « choix ». C’est l’idée qu’une Déraison puisse s’opposer à la Raison entendue comme un « choix forcé ». C’est l’idée qu’on puisse choisir le non-choix dans une posture d’exception d’autant plus brillante et solaire, qu’elle luit dans une nuit absolue, et comme au-delà de toute lumière possible. Il faut ici précisément cerner la cible de la critique. Le propos n’est absolument pas de nier la cruauté de certains « traitements » des fous à l’époque des aliénistes. Ce n’est pas plus de réfuter que Foucault mette au jour des procédés plus indirectement coercitifs, stigmatisants, répressifs ou manipulateurs au décours des mille preuves d’humanité dont les « insensés » ont alors été rassasiés. Tout cela, et même une grande partie des références et des documents dont Foucault l’étaye, acceptons-le. La philosophie de leur interprétation est seule en cause. Car si ces pratiques normatives ne sont pas des risques intrinsèques à tout agir à visée thérapeutique, si elles sont tout ce en quoi consiste ultimement la mise à la raison de la vie humaine, alors la psychiatrie ne peut plus avoir qu’un semblant de rationalité. Sa vérité concrète est régie par l’application-limite de la norme pure, soit de la norme du Normal pour lui-même, autrement dit fonctionnant à vide : « Contrôlez ces écarts, s’il vous plaît ! », devient l’unique leitmotiv du discours à l’insensé, ou sur l’insensé, fut-il psychanalytique, statistique, pharmacologique, neurobiologique, aussi éclairé et libéral qu’on le souhaite… Pas besoin, soit dit en passant, d’invoquer van Gogh, Artaud ou Hölderlin, victimes évidentes de cet arbitraire. Au contraire : le comble de la normalisation est atteint sans bruit, quand il devient possible, sous couvert de psychanalyse, de soutenir que quelqu’un est anormal parce qu’il est trop normal. Par ricochet, il va de soi que c’est aussi l’esprit critique et argumentatif de ces pages qui se révèlerait alors pour ce qu’il est : une tentative pathétique de supposer de la rationalité et un espace de jeu pour agir « mieux » là où il ne peut pas y en avoir. Chacun imagine le visage à la fois souriant et impavide de Foucault lisant ces lignes… II La malade de Leuret et la mise en échec du traitement moral : l’archive réécrite. Immense détour par la philosophie foucaldienne des normes pour en arriver à ce point : la psychiatrie peut-elle déterminer une norme objective de la folie — autrement dit, désormais, peut-elle fixer en raison le point où la raison s’évanouit ? Car la norme « de raison », c’est la norme la plus haute. Voilà pourquoi Foucault a mis l’accent, parmi les innombrables pistes ouvertes par l’aliénisme, sur sa volonté d’hégémonie dans le système judiciaire et a fouillé les grandes affaires de crimes immotivés (l’assassin sans haine connue, qui ne dépouille même pas ses victimes, et qui se cache à peine). Car annexer à « l’aliénation mentale » les actions sans raison, c’est décider positivement de la Raison. La psychiatrie est donc bien le terme dernier de la normalisation, pas seulement disciplinaire, mais certainement aussi, chez Foucault, pour toutes les configurations normatives ultérieures. Elle puise dans l’aliénisme et le pouvoir qu’elle se serait arrogé de décider de la déraison, le pouvoir, à l’âge du biopouvoir, de redoubler et d’aggraver la force ségrégative de la norme de raison, en pesant, en plus, sur les mille jouissances du Corps qui lui échapperaient (s’agiter « trop », commettre l’inceste, passer les bornes des variations acceptables de l’humeur, etc.). C’est donc par la psychiatrie, sous la forme épistémologiquement fruste mais historiquement indépassée de l’aliénisme, que la clôture normative s’est esquissée. Nous avons été plus loin, c’est sûr, que Pinel ou Leuret (avec nos neuroleptiques ou la cure freudienne), mais du moins avec les aliénistes les choses ont commencé à être claires : la Norme s’est substituée à l’Idéal divin. Et cette norme est immanente, en ce qu’elle ne rend raison, justement, qu’à elle-même. La preuve en est textuelle, chez Foucault : elle relève de la vérité palpable, assumée, d’un raisonnement conspirationniste, comme disent les logiciens. Car on peut bien contester le savoir des aliénistes. Mais si l’on y montre de la raison, la raison même qu’exige de vous le médecin, c’est la raison folle des « fous littéraires » qui ne fait que confirmer, par son étalage d’arguties spécieuses, l’aliénation de son auteur au sens commun ; ou c’est la folie « lucide » des malades les plus graves (des « paranoïaques » dira-t-on plus tard), que la logique du traitement moral rencontre explicitement comme la limite de sa compétence, de Pinel à Lacan. Rien ne peut plus vous soustraire à ce cercle diabolique, qui se présente en même temps comme la description la plus proche, ou la plus encerclante, de l’auto-enfermement de l’aliéné dans sa folie. Conformément donc à la logique du Hors-norme, les transgressions qui brisent ce cercle de la (mise à la) Raison ne peuvent prendre qu’un tour extraordinaire — ce sont des créations de langage et de pensée inouïes. Au mieux cependant, elles ne font que confirmer l’aliéniste : comme Foucault les lit, elles ne l’inquiètent jamais, encore qu’il arrive parfois à tel médecin de sentir que la lumière que les malades les plus fous jettent sur ses propres conceptions, en les confirmant, brille d’un éclat étrange : la plus grande différence se fond dans l’identité la plus aveuglante. Eternelle figure du Sophiste de Platon, que Foucault ranime en ce point...[9] Voici, dans le Pouvoir psychiatrique, la citation qu’il propose d’une des plus célèbres patientes de l’histoire de la psychiatrie[10] : « Comment vous portez-vous, madame ? – La personne de moi-même n’est pas une dame, appelez-moi mademoiselle, s’il vous plaît. – Je ne sais pas votre nom, veuillez me le dire. – La personne de moi-même n’a pas de nom : elle souhaite que vous n’écriviez pas. – Je voudrais pourtant bien savoir comment on vous appelle, ou plutôt comment on vous appelait autrefois. – Je comprends ce que vous voulez dire. C’était Catherine X, il ne faut plus parler de ce qui avait lieu. La personne de moi-même a perdu son nom, elle l’a donné en entrant à la Salpêtrière. – Quel âge avez-vous ? – La personne de moi-même n’a pas d’âge. - Mais cette Catherine X dont vous venez de parler, quel âge a-t-elle ? – Je ne sais pas… - Si vous n’êtes pas la personne dont vous parlez, vous êtes peut-être deux personnes en une seule ? – Non, la personne de moi-même ne connaît pas celle qui est née en 1779. C’est peut-être cette dame que vous voyez là-bas… - Qu’avez-vous fait, et que vous est-il arrivé depuis que vous êtes la personne de vous-même ? – La personne de moi-même a demeuré dans la maison de santé de… On a fait sur elle et on fait encore des expériences physiques et métaphysiques… Voilà une invisible qui descend, elle veut mêler sa voix à la mienne. La personne de moi-même n’en veut pas, elle la renvoie doucement. – Comment sont les invisibles dont vous parlez ? – Ils sont petits, impalpables, peu formés. – Comment sont-ils habillés ? – En blouse. – Quelle langue parlent-ils ? – Ils parlent français ; s’ils parlaient une autre langue, la personne de moi-même ne les comprendrait pas. – Est-il bien sûr que vous les voyez ? – Assurément, la personne de moi-même les voit, mais métaphysiquement, dans l’invisibilité ; jamais matériellement, car alors ils ne seraient pas invisibles… - Sentez-vous quelquefois les invisibles sur votre corps ? – La personne de moi-même les sent, et en est très fâchée ; ils lui ont fait toutes sortes d’indécences… - Comment vous trouvez-vous à la Salpêtrière ? – La personne de moi-même s’y trouve très bien ; elle est traitée avec beaucoup de bonté par M. Pariset. Elle ne demande jamais rien aux filles de service… - Que pensez-vous des dames qui sont avec vous dans cette salle ? – La personne de moi-même pense qu’elles ont perdu la raison. »[11] Pourquoi Foucault choisit-il cet exemple, outre « la beauté du dialogue » ? Parce qu’il sert exactement les objectifs théoriques qui viennent d’être fixés. Comme Foucault comprend cet échange, il illustrerait l’incurabilité typique comme elle peut surgir dans l’horizon du traitement moral post-pinélien. La « personne de moi-même » échappe absolument au schéma biographique, porteur de l’identité, dont l’aliéniste a besoin pour reconduire l’aliéné à la norme suprême, autrement dit, à la « réalité » à laquelle il faut s’adapter, et à laquelle il faut s’adapter… pour être normal. Ce cercle vertueux, la « personne de moi-même » ne s’y laisse pas prendre. C’est pourquoi elle illustre « l’existence asilaire » à l’état pur. N’offrant aucune prise à la subjectivation normalisante, ne pouvant être attrapée par aucun bout de son impossible « personne », elle ne peut vivre qu’à l’asile. En même temps, elle n’est rien d’autre que la victime du recodage monstrueux de son identité par la même institution asilaire. Cette dernière lui a imposé le dépouillement même de son nom (elle a du le « donner » à l’entrée !). Et Foucault d’avancer que la patiente ne peut même plus avoir de souvenirs d’enfance : avec le nom, c’est l’index de tout contenu mental qui s’est évanoui. Mais alors, retournant contre l’institution la crudité littérale de l’expression, elle n’est plus que cela : la « personne de moi-même ». Selon Foucault, la « personne de moi-même », c’est ce qui vous reste quand vous avez donné votre nom à l’entrée de la Salpêtrière. Ce fabuleux jeu de mot, qui fait sourire, interroge le philosophe : et si c’était là l’œuvre d’une plus grande raison que la raison ? Si c’était faire soi autrement que dans le vaste recodage de la subjectivation normale ? Cependant, « la personne de moi-même » ne dialogue nullement avec Leuret comme le Neveu de Rameau avec Diderot[12]. Elle ne fait pas parler la déraison en elle. Elle parle dans l’espace extraordinairement réduit où elle consent à se reconnaître comme l’objet, plus que comme le sujet de la normalisation médico-administrative qui est devenu son seul horizon. Nulle exubérance, nulle provocation : l’asile a réussi là tout ce qu’il peut réussir. Tout est normal dans cette anomalie-là… En même temps, Foucault souligne à plaisir l’extrême bon sens « à l’envers » de la « personne de moi-même » : le dialogue présente la doublure nette de la raison par une anti-raison parfaitement à l’aise avec la logique interne de son délire. La personne de moi-même » a toute l’intelligence requise pour détecter poliment combien est idiot celui qui la prend pour une idiote, et pis encore, pour une des pauvres folles qu’on voit là-bas. Il y a donc bien quelqu’un, dans la « personne de moi-même », mais ce n’est pas un sujet assujettissable, c’est un sujet qui ne joue décidément pas le jeu, c’est un sujet (le mot même ne va plus) qui indique in absentia le Dehors d’où il parle. Leuret l’y poursuit sans pouvoir s’en saisir. Tout transpire enfin l’anormal, voire l’ironie de l’anormal, dans cette parfaite normalisation de la folie… Admirable preuve en effet de l’action normative ultime : la « personne de moi-même », radicalement privée du je, est à la fois ce qu’il y a de plus anormal (de quel retrait impensable, de quel hors-humanité nous répond-elle ?), et ce qu’il y a de plus normal, de plus normalisé par le dispositif asilaire. L’anomalie sublime de la « personne de moi-même » n’a de lieu adéquat qu’en son sein : l’asile est la seule « réalité » à laquelle elle soit adaptée, c’est pour elle toute la norme. Mais quand on y regarde de plus près, c’est au cœur de ce succès que se cache la mise en échec la plus profonde, la plus radicale, du « traitement moral ». On le voit, la « personne de moi-même » n’entre pas en rébellion contre l’ordre asilaire, elle n’en conteste rien, et n’a qu’à se louer de M. Pariset. Mais comme je l’ai expliqué, la subversion la plus extrême à laquelle elle se livre concerne la fameuse strate des actions sur l’action où la Norme se déploie : elle met en cause le dialogisme rusé de l’aliénisme, elle réfute sa tentative de prendre appui sur l’éternelle « partie saine » du moi que la plus grande folie laisse intacte. Jamais Leuret, à la différence des autres cas qu’il relate, ne parvient à exploiter son délire pour qu’il aille contre le délire. La « personne de moi-même » est inaccessible à ces procédés spectaculaires qui s’étalent dans les pages voisines, où l’on porte en terre avec cérémonie des fous qui se croient morts, où on leur montrent de faux morts qui mangent pour les persuader qu’eux aussi, tout morts qu’ils soient, peuvent manger, etc. La « personne de moi-même » a bien une logique dans son délire, une raison qui le raisonne et le défend, mais cette logique ne peut pas être renversée contre elle-même, ni produire la contradiction thérapeutique. Foucault en voit le fin mot dans de faire coller le « schéma biographique » à la réalité normale (mais le propre de la réalité est d’être normale : pour l’aliéniste, c’est la grande Norme, et la Raison, c’est l’adéquation véritable de la pensée et de la conduite à la réalité). La « personne de moi-même » n’a pas de schéma biographique, elle s’est mise hors-je de ce jeu là[13].

Cette saynète, d’autre part, nous met sous les yeux la jointure fuyante de la Norme et de l’Ecart. Foucault n’a pas tout à fait la facilité de réduire Leuret à ce qu’on lit, hélas, dans la plupart des histoires de la psychiatrie. Oui, Leuret ne manquait pas, « si nécessaire », d’user de la force, et la douceur aimable de la conversation pinélienne est chez lui souvent remplacée par de fortes douches glacées dispensées larga manu. Mais on n’oubliera pas que le bain est alors un des rares sédatifs disponibles, et que dans nombre d’occurrences, si Leuret baigne les fous, c’est pour installer son fauteuil près d’eux et leur parler. C’est donc dans la conversation même qu’il faut détecter l’opération normative pure. Là tout se décide, et contre une question, en tant que question, personne ne peut se débattre ni fuir : entrer dans l’échange, c’est déjà se plier à l’échange, c’est se faire mettre à sa place (je/vous), c’est rendre raison, et en rendant raison, paradoxalement, se la réapproprier, c’est enfin répondre à et par là devenir responsable, répondre de. Les aliénistes ont eu une confiance extraordinaire dans ces moyens, ils étalent à longueur d’écrits les résultats surprenants auxquels ils arrivaient, ils instituent la « critique du délire » en critère de la guérison et sont contents, en somme, quand ils ont obtenu de l’insensé qu’il parle raisonnablement de sa folie. La « personne de moi-même », à coup sûr, parle raisonnablement de la folie : elle sait bien qui l’entoure à la Salpêtrière ; mais de sa folie, il n’en est pas question. On verrait donc Leuret se livrer à la surenchère de la normalisation à la Foucault, à cet acharnement qui vise à réduire l’Ecart, et qui, magnifiquement ici, ne fait que repousser plus loin et plus profond l’Ecart irréductible. Car mieux elle répond et rend raison, et plus loin elle se retire, en ruinant jusqu'à notre critère « naturel » de la raison. A la fin, son Corps, sur qui on a fait « et on fait encore des expériences physiques et métaphysiques », oppose aux manœuvres de Leuret pour la circonvenir son impénétrable relation à la jouissance (les « indécences »). Admirable preuve en effet, si elle avait le moindre commencement de réalité. Car Leuret n’a jamais dit tout cela, ni volontairement, ni involontairement, et encore moins sans le savoir, pris dans une configuration normative dont il aurait été l’agent aveugle. Pour en persuader le lecteur, et pour créer l’illusion d’une archive qui viendrait faire taire les objections énumérées dans ce chapitre, il a fallu déformer gravement la lettre des Fragmens psychologique sur la folie. Voici donc l’original avec la typographie de Leuret, si importante pour cerner son but : " La malade qui fait le sujet de l’observation qui va suivre est plus éloignée d’elle-même et de la connaissance de sa personnalité que ne le sont les deux précédentes. Elle se trouve placée dans le service de M. Pariset. Son âge est de 56 ans environ, elle jouit en apparence au moins, d’une bonne santé physique ; depuis l’année 1827, elle a perdu la conscience de son individualité, et se croit une femme tout autre de ce qu’elle était autrefois. Cette croyance paraît être liée à un changement qui s’est opérée dans sa manière de sentir, et surtout à des phénomènes d’hallucinations nombreux variés et incessans. Jamais elle ne parle d’elle qu’à la troisième personne, et en employant cette phrase : « la personne de moi-même ». Pourvu qu’on ne l’approche pas de trop près, qu’on ne touche ni son lit, ni sa chaise, ni ses vêtemens, ni rien de ce qui lui appartient, on parvient facilement à converser avec elle. Elle répond à tout avec douceur et politesse. – Comment vous portez-vous, madame ? – La personne de moi-même n’est pas une dame, appelez-moi mademoiselle, s’il vous plaît. – Je ne sais pas votre nom, veuillez me le dire. – La personne de moi-même n’a pas de nom : elle souhaite que vous n’écriviez pas. – Je voudrais pourtant bien savoir comment on vous appelle, ou plutôt comment on vous appelait autrefois. – Je comprends ce que vous voulez dire. C’était Catherine X, il ne faut plus parler de ce qui avait lieu. La personne de moi-même a perdu son nom, elle l’a donné en entrant à la Salpêtrière. – Quel âge avez-vous ? – La personne de moi-même n’a pas d’âge. – Mais cette Catherine X dont vous venez de parler, quel âge a-t-elle ? – Je ne sais pas ; elle est née en 1779 de Marie ... et de Jacques…, demeurant …, a été baptisée à Paris, etc., etc. – Si vous n’êtes pas la personne dont vous parlez, vous êtes peut-être deux personnes en une seule ? – Non, la personne de moi-même ne connaît pas celle qui est née en 1779[14]. C’est peut-être cette dame que vous voyez là-bas. – Vos parents vivent-ils encore ? – La personne de moi-même est seule et bien seule. Elle n’a pas de parents, elle n’en a jamais eu. – Les parents de la personne que vous nommiez tout-à-l’heure ? – On dit qu’ils vivent toujours, ils se sont dits mon père et ma mère, et je[15] l’ai cru jusqu’en 1827 ; j’ai toujours rempli mes devoirs envers eux jusqu’à cette époque. – Vous êtes donc leur enfant ? votre manière de parler prouve que vous le croyez. – La personne de moi-même n’est l’enfant de personne : l’origine de la personne de moi-même est inconnue : elle n’a aucun souvenir du passé. La dame dont vous parlez est peut-être celle pour laquelle on a fait cette robe (elle montre la robe qu’elle porte), elle a été mariée, elle a eu plusieurs enfans. (Elle raconte alors des détails très circonstanciés et très exacts sur sa vie, en s’arrêtant toujours à l’année 1827.) – Qu’avez-vous fait, et que vous est-il arrivé depuis que vous êtes la personne de vous-même ? – La personne de moi-même a demeuré dans la maison de santé de… On a fait sur elle et on fait encore des expériences physiques et métaphysiques. Ce travail n’était pas connu d’elle avant 1827. Voilà une invisible qui descend, elle veut mêler sa voix à la mienne. La personne de moi-même n’en veut pas, elle la renvoie doucement. – Comment sont les invisibles dont vous parlez ? – Ils sont petits, impalpables, peu formés. – Comment habillés ? – En blouse. – Quelle langue parlent-ils ? – Ils parlent français ; s’ils parlaient une autre langue, la personne de moi-même ne les comprendrait pas. – Est-il bien sûr que vous les voyez ? – Assurément, la personne de moi-même les voit, mais métaphysiquement, dans l’invisibilité ; jamais matériellement, car alors ils ne seraient pas invisibles. – Sentez-vous quelquefois des odeurs ? – Une composition femme, invisible, m’envoyait des mauvaises odeurs. – Sentez-vous quelquefois les invisibles sur votre corps ? – La personne de moi-même les sent, et en est très fâchée ; ils lui ont fait toutes sortes d’indécences. – Avez-vous bon appétit ? – La personne de moi-même mange ; elle a du pain de l’eau ; le pain est tel qu’elle peut le souhaiter ; elle ne veut rien de plus. Dans la maison de santé, il y avait une dame qui faisait manger la personne de moi-même, comme un enfant ; elle a été battue parce qu’elle ne voulait pas manger les alimens qui avaient été acheté dans la rue de… – Comment vous trouvez-vous à la Salpêtrière ? – La personne de moi-même s’y trouve très bien ; elle est traitée avec beaucoup de bonté par M. Pariset. Elle ne demande jamais rien aux filles de service – Faites-vous quelquefois des prières ? La personne de moi-même savait sa religion, avant 1827 ; elle ne la sait plus maintenant.[16] – Que pensez-vous des dames qui sont avec vous dans cette salle ? – La personne de moi-même pense qu’elles ont perdu la raison, au moins pour la plupart. » Je n’infligerai pas au lecteur la comparaison ligne à ligne de l’original et de ce que Foucault a altéré et censuré à ses fins. Mais on peut aisément s’assurer des points suivants : Les patients du §III des Fragmens psychologiques (la patiente et les deux précédents) n’ont rien de particulièrement incurables, ni d’extrêmes. La question de la guérison n’est même pas abordée par Leuret. La division des sections porte uniquement sur les objets de la folie et le §III porte : « Cohésion anormale et fixité d’idées fausses, se rapportant aux organes ou à la personnalité du sujet pensant »[17]. Le §I traite de la cohérence anormale des idées portant sur « les choses psychiques », et le §II sur les « objets de la sensation ». Ces trois paragraphes contrastent avec la précédente section qui traitait non de la cohérence anormale mais de l’incohérence des idées. Aussi n’y a-t-il aucun privilège de la question de la personnalité ou du sujet : Leuret s’intéresse à l’opposition cohérence/incohérence des idées et à la différence entre une cohérence anormale et une incohérence. Rien ne suggère que la différence passe par une présence plus ou moins grande du sujet pensant à ses idées. En réalité, la thèse de Leuret, qui met en série la « personne de moi-même » avec les deux patients qui précèdent semble celle-ci : on a bien des cas de cohésion réussie des idées délirantes, mais elle s’enlève toujours sur le fond d’un désordre profond des idées, et seul un interrogatoire poussé démontre que le délire ne peut justement pas longtemps rester cohérent avec lui-même. « Charles » pense qu’il est une femme et il se comporte en accord avec ce principe ; au-delà du cercle étroit de cette certitude, il est confus, halluciné, etc. La « personne de moi-même » est un moment cohérente avec son refus d’employer je. Elle parle comme si elle n’était systématiquement plus le sujet de ses pensées. Mais Leuret souligne en italiques qu’elle n’y arrive pas : le sujet d’énonciation transparaît bien vite (même Foucault ne l’a pas éliminé de « Voilà une invisible qui descend, elle veut mêler sa voix à la mienne ») ; et pour finir, elle dit je (« …ils se sont dits mon père et ma mère, et je l’ai cru jusqu’en 1827 ; j’ai toujours rempli mes devoirs envers eux jusqu’à cette époque », passage biffé par Foucault). Il suit de cela qu’elle a effectivement, contre l’affirmation de Foucault, ses souvenirs. Si elle dit à un moment qu’elle ne souvient pas de la vie de celle (Catherine X) qui n’est pas elle, un moment après elle énumère tous les événements de son passé avec exactitude. Qu’elle ait conservé au moins pour partie l’articulation grammaticale de l’énonciation et de l’énoncé tend alors à montrer que la cause n’est pas perdue. Leuret, dans les premières pages de son traité, contraste d’ailleurs ces situations avec d’autres où même ces dimensions sont perdues. Enfin, et c’est à mon sens l’essentiel, la lecture de ce texte in extenso dissipe ce que sa mise en scène foucaldienne faisait ressortir : l’impression d’un pli franc de l’espace dialogique, qui rapporterait alors en vis-à-vis, mieux, comme en miroir la raison de l’aliéniste et la déraison de l’aliénée. Les hallucinations bouillonnent à bas bruit sous l’échange que Foucault purifie stylistiquement. Mais la « personne de moi-même » n’a nulle part la posture rigoureuse et conséquente que Foucault lui prête. Voyez ces petits décalages : Foucault a besoin d’une parfaite adaptation de la malade à l’asile, il faut que ses actions de premier rang soient entièrement circonvenues par la « discipline » asilaire qui les norme en amont. Mais dans un autre passage qu’il coupe, la « personne de moi-même » se rebelle contre les mauvais traitements subis en maison de santé. On l’a battue pour un délire, semble-t-il, d’empoisonnement. Si elle est heureuse chez M Pariset, c’est donc moins là l’action pacifiante en amont de sa normalisation radicale, si j’ose dire, qu’eu égard à la différence de sort qui lui est faite. Ou encore ce détail : Foucault, « – Que pensez-vous des dames qui sont avec vous dans cette salle ? – La personne de moi-même pense qu’elles ont perdu la raison » ; Leuret : « – La personne de moi-même pense qu’elles ont perdu la raison, au moins pour la plupart ». Il n’est plus sûr que la patiente sache de quel côté qui se trouve, au juste. Bref, là où Foucault exige des points d’illimitation clairement tranchés, donc des transitions lumineuses de la Norme à l’Ecart, le texte ne fournit que des découpes confuses, et l’opposition cristalline de la raison et de la déraison surnage ponctuellement au-dessus d’un magma idéo-verbal. On serait audacieux de soutenir qu’elle en révèle la vérité cachée. Foucault a souvent suscité des froncements de sourcils pour son traitement des sources. Marcel Gauchet et Gladys Swain avaient tiré des conséquences dommageables de son erreur (pas plus innocente qu’ici) sur les dates des éditions du Traité de Pinel[18]. Réécrire l’archive, même si l’on vante à longueur de temps sa matérialité positive, ce n’est peut-être rien d’autre qu’avouer la force formante et déformante du regard sur elle ; c’est reconnaître qu’on ne voit pas « simplement » ce qui est écrit, mais qu’on le lit. Interrogeons donc cette censure. III. Vers une pensée sans Dehors Foucault, et c’est l’axiome fondateur de sa philosophie des normes, pense que le hors-norme a toujours « lieu » — qu’il suffit, en somme, de poser une règle, un règlement, une loi, une moyenne statistique, bref, quoi que ce soit qui admette un écart, pour que cet écart ait lieu. Mais cet écart n’est pas simplement ce que la norme corrige et normalise : ce faisant, un autre écart se produit, et ainsi de suite. Et le pouvoir, le véritable pouvoir, opère précisément dans cette surenchère normative, dans la résorption infiniment différée de l’écart. Absolument tout est soumis à ce schème de pensée, aucun objet constitutif de la modernité n’y échappe ; c’est cela, vivre à l’âge du Normal. S’il n’y a donc aucune série, aucun ensemble sans élément en excès, le Dehors est le « lieu » général qui permet au hors-norme d’avoir lieu, d’avoir toujours lieu, quoi qu’on fasse afin de le réduire et de le normaliser. Je laisserai ici de côté les élucidations philologiques : il est certain que le voisinage de cette notion avec son répondant chez Blanchot est significatif, mais il ne dit pas grand-chose de son usage conceptuel[19]. Or chez Foucault, qui ne s’intéresse jamais à la signification intrinsèque des normes, mais uniquement à l’occasion de pouvoir que procure la résorption de tout écart, penser en termes spatiaux est capital. Si Foucault se privait en effet de ces images spatiales, il se priverait d’un schème intuitif qui lui est indispensable. L’extériorité de l’espace à lui-même (partes extra partes) comme disent les métaphysiciens, est en effet le support rêvé pour figurer la co-existence des séries les plus hétérogènes, la relation « en miroir » des opposés, mais surtout, l’au-delà de toute limite. Quelle que soit donc la détermination qu’on étudie (et la règle normative qui la régit), l’inscrire sur fond d’espace dessine immédiatement son Dehors — autrement dit, cela procure un site aux écarts que son mouvement normatif va réduire. Chez Foucault, ce schéma est congruent avec la sorte de nominalisme qu’il affiche. La fameuse énumération de « l’encyclopédie chinoise » borgésienne sur quoi s’ouvre Les mots et les choses[20] procède d’un postulat de ce genre : quelle que soit la série considérée, elle se détache toujours sur le fond d’un excès qui la décomplète. Un hors-série potentiel la hante. Même les classifications homogènes, les plus naturelles, sont à cet égard illusoires : ce sont en fait des classifications borgésienne qui s’ignorent. Dans toute série « bien ordonnée » (i.e. conforme à la règle qui norme son déploiement) nous ne devrions donc voir qu’une chose : son potentiel éclatement, sa pulvérisation imminente en atomes d’énoncés que rien ne relie intrinsèquement les uns aux autres. Il faut bien prendre la mesure de ceci : pour Foucault, il n’existe pas de concept (ou alors de façon toute instrumentale). Car si penser par concept exige un critère pour savoir si l’item qui se présente tombe ou pas sous le concept (comme les items qui précèdent, et qui constituaient l’extension actuelle du concept), tout se passe comme si l’occurrence suivante, chez Foucault, n’obéissait pas vraiment à une règle. Ce n’est pas un « cas » de plus, ce n’est pas non plus ce qui motive une « extension » du concept, c’est une exception ramenée à la règle par la force qu’on suppose à la norme. Foucault est donc kantien : l’entendement est la faculté des concepts, ou, indifféremment, le pouvoir des règles. Mais kantien à l’envers : puisque toute règle est arbitraire, il n’y a pas d’entendement, et les concepts sont des énoncés qu’agrège un pur rapport de force datable. Il en ressort que la logique est toujours moins puissante, voire plus égarante que la sorte de « topologie » informelle en quoi consiste l’exhibition permanente de l’écart-à-la-norme. Il y a là un second avantage : quand on se donne ainsi a priori le Dehors, c’est qu’on peut déjà jeter un œil par-dessus l’illusoire clôture des classifications et des catégories. On peut donc s’élever au-dessus du vulgaire, qui ne pense que ce qu’il pense et n’a jamais conscience de l’impensé qui s’étend par delà ce qu’il croyait penser. Voir plus loin, c’est voir de plus haut. La qualité requise du philosophe n’est plus la pénétration, c’est la vision en surplomb. Tout cela a les plus grands effets sur le travail intellectuel, et sur la lecture des sources : ce à quoi se livre Foucault avec la patiente de Leuret n’est rien qu’une illustration exemplaire de la procédure. Car que fait-il ? Il « purifie » le récit de Leuret en sorte que le lecteur ait l’impression d’observer l’aliéniste en train de se heurter à une contre-raison qui fait échouer sa puissance et son « droit » à normer la folie, tandis que cette contre-raison, si parfaitement avertie des ruses de son ennemie, est justement définie, « surcodée » pourrait-on dire, comme une folie encore plus grave et plus inaccessible que toutes. Cela, en plus, Leuret ne le voit pas, mais nous si, par-dessus son épaule, et souriant à la « personne de moi-même », désormais notre complice. Partant de là, on généralisera le procédé à toutes les basses manœuvres et autres arguties de la psychiatrie « scientifique ». On montrera comment chaque fois qu’elle dit gagner un meilleur accès aux contenus mentaux des malades (i.e. à ceux qu’ils sont supposés avoir « eux-mêmes », libérés des préjugés de leur médecin), chaque fois qu’elle aménage leur cadre de vie afin d’augmenter leur autonomie, eh bien, il ne se passe rien de ce qu’on imagine. C’est tout simplement le surcodage de l’identité de ces malades qui se modifie. C’est une discipline de moins en moins immédiatement violente (finis les bains glacés), mais de plus indirectement coercitive qui s’élabore. Du même pas, apparaissent des incurables d’un genre nouveau, qui reculent toujours davantage dans la nuit, en attente de l’innovation thérapeutique suivante, et ainsi de suite. Nous n’avons plus les fous « lucides », nous avons les paranoïaques, la « chronicité » est devenue la ligne d’horizon sans cesse reculée de la psychiatrie actuelle, les « addictions » prolifèrent et s’aggravent, etc. Parfois, des fous extraordinaires mettent leur existence en avant pour dénoncer cet acharnement normatif, mais rien ne change. Au contraire, la prétention à la scientificité de la psychiatrie devient de plus en plus ridicule au regard des autres progrès de la médecine[21]. C’est peu dire que cette machinerie anti-psychiatrique « savante » suscite une aversion intense. La passion anti-foucaldienne au nom d’un rationalisme médical de bon aloi a de l’avenir. Mais il reste une mince difficulté : quand bien même l’analyse foucaldienne de la Norme et la logique répétitive de l’Ecart seraient en soi des sophismes, les excès normatifs et anti-normatif radicaux que Foucault a mis au jour sont-ils pour autant irréels ou rhétoriques ? Les évaluer politiquement, est-ce une simple affaire de goût moral ? Loin s’en faut. Ce n’est pas parce qu’on réfute le schème dont use et abuse Foucault pour spécifier la fonction de la déraison, des monstres moraux ou de la naturalisation statistique des déviances, que ce qu’il a rencontré grâce à ce schème cesse d’exister, ou cesse de poser problème. Il faut donc, encore une fois, avancer prudemment. Tout ce que j’ai établi ici, c’est que la tentative de déduire de Foucault une méthode aboutit nécessairement à des banalités et des redites. On variera les objets, on raffinera les détails, on ne trouvera jamais au bout du compte que cette stupéfiante vérité : la société exerce sur tous un contrôle normatif dont la dimension formelle est invisible. On risque surtout de découvrir des formes abracadabrantes de contrôle des corps et des jouissances, des pressions normatives de plus en plus obscures et farfelues, et auxquelles pourtant il ne manquera jamais de noirs soubassements répressifs ni d’éclatantes exceptions. Mais enfin Foucault n’est pas comptable de l’utilisation dérisoire de ses idées, et on ne peut pas fourrer dans le même sac les petites angoisses chics sur la « normalisation » de ceci ou cela dans le monde actuel, et ses études sur l’aliénisme, la chair au 17ème siècle ou l’ordo-libéralisme. Car il y a des raisons indépendantes de celles de Foucault de trouver à ces moments extraordinaires de l’histoire une valeur indissolublement intellectuelle et sociale de premier plan. Mais si Foucault n’avait pas attiré dessus l’attention, il n’est pas sûr qu’on les aurait notées. Il faut donc une objection plus philosophique au schème « topologique » de Foucault, à la postulation a priori d’un Dehors qui est la réserve infinie des écarts-à-la-norme. Et la véritable objection, à mon avis, la voilà : chez Foucault, l’infini est gratuit. En effet, si on a le mot (ou un équivalent topologico-poétique, Dehors, Déraison, Monstre, que sais-je encore ?), on a la chose. Elle ne peut même pas manquer, elle est donnée a priori partout où l’on peut simplement y penser. Il suffit d’en forger ensuite l’illustration la plus brillante sur la base du matériel historique. C’est profondément insatisfaisant. Mais en formulant ainsi l’objection, on en formule aussi la réponse. Car le problème, mutatis mutandis, est comparable à celui que se pose l’intuitionnisme : on cherche un moyen d’atteindre un objet (comme le continu mathématique) en construisant explicitement la règle qui l’engendre, et on refuse absolument le verbalisme, autrement dit, l’astuce qui consiste à se le donner « axiomatiquement » en posant qu’il existe puisqu’il n’y a pas de contradiction dans sa définition. L’intuitionnisme mathématique, comme on sait, est un constructivisme, et même un constructivisme intégral : ce qui n’est pas explicitement construit n’existe pas. Mais avec le Dehors, on a quelque chose de ce genre : en toute occasion et quelle que soit la régularité considérée (soumise à une règle normative), il ne coûte rien, que le mot, de poser qu’il existe une possibilité a priori d’écart à la norme, que le pouvoir, ensuite, etc, etc. En effet, par définition, l’écart est écart à la norme. C’est vraiment trop facile. Assurément, ce n’est pas contradictoire : qui va nier qu’il n’y a pas de règle sans exception, de norme sans hors-norme, et autres vérités du même acabit ? La difficulté véritable est d’arriver à déterminer exactement quelles exceptions sont pertinentes, et à calculer le cas hors-norme susceptible d’inquiéter la norme. Il va de soi qu’aucune généralité sur le Dehors ou l’Ecart en tant que tels ne servent à rien, à cet égard — si poétique en soit l’évocation. On peut scruter la notion d’Ecart tant qu’on veut, on n’en tirera jamais une exception significative concrète à telle ou telle manière historiquement datée de faire jouer une norme sociale, juridique, etc. La conséquence en est fort simple : il faut abandonner la « topologie » du Dehors, ses prestiges et ses mythes, et revenir à l’élucidation immanente, norme par norme, règle par règle, de ce que livrent les données historiques. Cela ne veut absolument pas dire qu’il n’existe rien comme du Dehors. Au contraire : il existe tout à fait des monstres moraux, de la déraison, de réelles anomalies du psychisme. Mais ils ne sont pas donnés a priori ; ils doivent être, s’ils existent, explicitement construits comme des cas-limites qu’on atteint en suivant une règle rationnelle. D’où plusieurs conséquences, qui nous acheminent progressivement vers la réponse à la question-titre de ce chapitre : Contrairement à ce que Foucault a tenté de faire (mais sans le faire vraiment, à mon avis, et heureusement !), il n’est ni possible ni souhaitable de passer par-dessus ce qu’énoncent les normes, autrement dit, de mettre entre parenthèses leur signification et leur logique interne. Ce ne sont pas des illusions rationalisantes a posteriori, des masques du pouvoir-savoir. Car c’est à partir de ce qu’elles énoncent qu’on va concrètement vers les limites de leur pertinence et de leur validité. On ne peut pas se transporter d’emblée au point où elles norment pour normer et traquent l’écart dans une surenchère normalisante. Car on ne sait pas où est ce point, si l’on n’a pas suivi la règle jusqu’au bout ni comme elle le prescrit. Concrètement, cela implique qu’il faille examiner de l’intérieur la dynamique des règles et des normes, l’autonomisation purement épistémologique des savoirs, par exemple, comme la prônait Canguilhem, ou la systématisation juridique quand elle ne rend de compte qu’à elle-même, comme l’étudiait Kelsen. Si mon objection à Foucault est plausible, elle réhabilite l’histoire conceptuelle contre le soupçon philosophique des rapports de force. Se priver du Dehors (i.e. de la facilité toute verbale d’un hors-norme de principe), c’est ensuite faire peser une contrainte sur ce dont on peut douter, sur ce qu’on peut vraiment relativiser et dénoncer comme arbitraire. Contrainte simple : pour mettre en doute une évidence, encore faut-il que les raisons qui président à cette mise en doute soient au moins aussi évidentes que l’évidence qu’elles conduisent à mettre en doute. Si elles le sont autant, on est juste perplexe. Si elles le sont moins, en revanche, on voit intuitivement que l’effort de relativisation échoue. Autrement dit, l’arbitraire qu’on essaie de faire valoir dans une norme est lui-même arbitraire, et plus encore que la norme mise en cause[22]. Cette intuition est très solide : invoquer la donnée a priori d’une relativité absolue des formes et des raisons, comme l’a fait à l’occasion Foucault, c’est aller contre elle. Mais elle est surtout décisive pour toute épistémologie de la psychiatrie. Car si la folie n’est qu’une affaire de point de vue, et que, par principe, un jugement sur la folie ne fait que révéler la position de celui qui l’énonce dans le champ des préjugés historiques datables, alors il n’y a pas de psychiatrie rationnelle. Mais si l’on peut demander à celui qui relativise un jugement sur la folie au nom de quoi il le relativise, et que ses raisons sont solides, autrement dit, au moins aussi évidentes que celles en faveur d’un jugement de folie, alors il y a bien un espace de confrontation. Ce dernier point sous-tend toutes les réponses positives à la question-titre : oui, la psychiatrie peut déterminer une norme objective de la folie, parce qu’elle n’a aucun idéal préconçu d’objectivité à atteindre (et surtout pas celui des sciences naturelles), mais simplement à continuer à confronter en permanence les raisons en faveur des normes actuelles des jugements sur la folie, et les raisons au moins aussi évidentes qui les remettent éventuellement en cause. Assurément, on ne progresse jamais ainsi vers une objectivité absolue, mais vers une objectivité plus grande. Mais c’est encore bien de l’objectivité. Peu importe d’ailleurs que ces normes plus ou moins objectives soient phénoménologiques, psychanalytiques, neurobiologiques, ou autres encore. Enfin, les jugements soumis à hiérarchisation peuvent parfaitement être des jugements de valeur. Il est candide de présumer que la présence d’un jugement de valeur dans une science invalide cette science, ou qu’un jugement de valeur est contradictoire avec l’exigence d’objectivité. C’est l’inverse : un jugement d’objectivité est toujours un jugement de valeur, et on peut sans difficulté hiérarchiser des jugements de valeur en fonction de leur plus ou moins grande objectivité. On dira : mais quelle est donc la norme objective de la folie, quel en est le critère, quel en est l’énoncé littéral ? La réponse finale dérive du point 1. : seule peut la livrer une appréciation détaillée de la construction historique interne de ces normes (et déjà, de l’élaboration de la doctrine des maladies mentales une à une, soit l’histoire des règles cliniques d’identification de la psychose maniaco-dépressive, ou de la schizophrénie, etc.). Corrélativement, seule une remise en cause de la solidité des inférences et des extensions de concepts qui ont servi pour caractériser toutes ces entités (en qui se décline pour le moment l’être-fou) a la moindre chance socialement sanctionnée d’en faire bouger les limites — de parvenir, par exemple, à « dépsychiatriser » tel ou tel type de patient, ou à montrer pourquoi telle « psychiatrisation » est une erreur et un abus. Quoi qu’il en soit, c’est une nouvelle fois du dedans, et du dedans seulement qu’on atteint le point-limite de pertinence. Il est absurde de postuler a priori que toute norme de raison serait relativisable. Sans construction explicite de la série qui aboutit à la faillite de la norme ou au réaménagement de la règle, on ne dit rien du tout (ce qui n’empêche pas d’utiliser beaucoup de mots, mais c’est une autre histoire). Il n’existe donc pas non plus de Déraison en général (et en tout cas, certainement pas comme ressource transcendante, archi-vitale, nietzschéenne, au-delà de toute Raison). Il n’existe que des cas de déraison, des points-limites chaque fois dépendant de la série qui y aboutit. Cela veut dire qu’il n’existe pas de type du Fou, ou de l’Anarchiste, ou du Révolutionnaire (pas plus que de type de l’Artiste, par exemple, indépendamment de l’histoire et de la société réelles où il émerge). Faute donc de genre commun pour la Déraison, les cas de déraison auront entre eux un vague air de famille, rien de plus. La conséquence pour l’exploitation militante de ces analyses, toujours si importante chez Foucault, c’est que la subversion est inimitable[23]. Touchant au but, je crois donc qu’il ne suffit pas tout à fait de montrer comment une analyse de la notion de norme profondément déficiente rejaillit, dans le détail de ses impasses, sur les sources historiques dont on prétend qu’elles l’appuient. Car la réécriture de l’archive est moins chez Foucault sa falsification que sa mise en conformité avec une « topologie » du Dehors et une sorte de poétique « nominaliste » qui ont leur droit propre. La volonté de beauté ressaisit à la fin ce que la démonstration laissait échapper, pour le plus grand profit d’objets autrement peu visibles. Qu’il soit par conséquent bien clair que si je conteste, non seulement les réponses de Foucault, mais même la grammaire logique de son questionnement, je reste admiratif devant tout ce qu’il a pu, par ce biais, mettre ou remettre en question.

Pourtant, ces réfutations demeurent sans force si elles ne changent que la direction du regard sur les objets, et non la manière de faire avec les objets que nous considérons — ceux de la médecine mentale, tenus ici pour exemplaires. A quoi ressemblerait une véritable pensée de la folie sans Dehors ? Sans doute, renoncerait-elle déjà à regarder « par-dessus l’épaule » du médecin, vers ce qu’il ne sait pas qu’il fait, vers l’au-delà dérobé à ses procédures de normalisation. Elle chercherait plutôt à se placer sur le même plan d’immanence, à examiner comme son action produit en suivant sa règle la variété de normes qui la contrôlent, en sorte que les moments précis où le clinicien est débordé suivent directement, et pour ainsi dire de façon interne, des prémisses de son action. Et quel meilleur terrain trouver pour semblable essai que l’expertise psychiatrique par excellence problématique : celle de l’acte criminel fou, celle du meurtre « immotivé » ? [1] Rigoli (2001) et l’analyse in Castel (2004a). [2] Les noms de Laing et Cooper suffisent. Le traitement par Foucault de Basaglia est autrement plus subtil : Basaglia (1979-2000/2007) et Di Vittorio (1999). [3] Je dois signe ici ma dette à l’égard de Stéphane Legrand, qui a bien mis ces points en valeur : Legrand (2007). [4] En même temps, cette abstraction fait qu’entre foucaldiens, il n’y a aucun critère d’accord sur ce qu’il serait vraiment pertinent d’étudier, ni sur la hiérarchie éventuelle des dominations. A la limite, ce qui aux yeux de l’un est une « pratique normative » tout à fait banale ou accessoire peut sembler à l’autre un dispositif disciplinaire fort original. Legrand, sensible à la difficulté, prend pour exemple dérisoire ce qu’on pourrait imaginer de disciplinaire (de normalisateur, de coercitif) dans un agencement scolaire comme l’apprentissage de l’écriture régi par un complexe « corps-stylo » : Legrand (2007 : 52-53) Las ! Un autre foucaldien a précisément choisi cet agencement pour en tirer des conclusions parfaitement conformes à la théorie, y détectant comme il se doit une nouvelle version « capillaire » du pouvoir : Artières (1998) et l’analyse in Castel (2001). [5] Foucault (1994-II : 277). Il s’agit d’une lecture du travail des Chaunu sur le port de Séville. [6] C’est la solution adoptée par Legrand (2007). [7] Parmi les foucaldiens justement embarrassés, citons Arlette Farge : elle a corrigé l’accent mis par Habermas sur le rôle principal des élites bourgeoises en montrant que le petit peuple lui aussi accédait à la même époque à une certaine discussion des nouvelles normativités : Farge (1992). Quoi qu’il en soit, c’est ruiner le principe d’une action de surplomb sur les actions possibles, en faisant des pratiques de normalisation elles-mêmes la cible de ceux à qui elles étaient censées s’appliquer. [8] Castel (2004b). Robert Castel est infiniment plus nuancé, et voit bien que seul succès public des aliénistes, c’est la loi de 1838. Mais de ce que leur seul vrai succès soit une norme juridique, il ne suit pas que l’essentiel de leur pratique se soit réduit à cette activité normative : R. Castel (1977). [9] Platon (1950 : 240c-241b). [10] Foucault (2003 : 159-160). [11] Leuret (1834 : 121-4). [12] Foucault (1972²). [13] C’est pourquoi la patiente de Leuret exemplifie le motif blanchotien de « la pensée du dehors ». Car l’absence de je illustre ce que Foucault en comprend : le langage n’offre aucun support au « je parle », s’il ne l’expulse pas. C’est pourquoi « je parle », comme le conçoit Blanchot, est toujours un acte de violence fait au langage. Observez les tautologies qui meublent l’échange entre Leuret et sa patiente, le commentaire des propriétés purement analytiques des énoncés (« – Quelle langue parlent-ils ? – Ils parlent français ; s’ils parlaient une autre langue, la personne de moi-même ne les comprendrait pas », etc.) : ce propos force « la personne de moi-même » au silence, mais en même temps, pourrait-on spéculer, il abrite dans ce silence l’éclat d’un « je parle » qui ne s’est pas encore manifesté et qui excède tout langage convenu — tout langage, peut-être. Le dehors, c’est la présence de cet autre je possible au-delà du langage, et la ressource inouïe que Foucault y suppose : Foucault (1966b). [14] Remarquez que si la patiente à 56 ans, elle ne peut pas, effectivement, être née en 1779. [15] Les italiques sont de Leuret. [16] Sans tiret. On ne sait pas bien s’il s’agit d’un commentaire de Leuret résumant la réponse de la patiente ou d’une erreur typographique. [17] Leuret (1834 : 89). [18] Gauchet & Swain (1980). [19] Peut-être contribue-t-il à la découpe d’ensemble des propos de la patiente de Leuret. Voir note 13. [20] Foucault (1966a). [21] Foucault ne manque jamais une occasion de souligner l’écart à ses yeux incroyables, et en soi problématique, entre la naïveté et l’inefficacité manifestes des procédés des aliénistes et la « naissance de la clinique » à la même époque, qui mettrait la médecine sur la voie sûre de la science : Foucault (1963). Historiquement comme épistémologiquement, c’est un argument bien faible. Comment les contemporains auraient-ils pu créditer les cliniciens du début du 19ème siècle d’une efficacité thérapeutique ou même d’une scientificité capable de ridiculiser l’aliénisme ? En fait, il est probable qu’avant l’asepsie et les antibiotiques, l’aliéniste « guérissait » au moins aussi bien que son confrère physicien ! Mais les travaux d’Othmar Keel sur la médecine clinique ont encore aggravé le cas de Foucault : Keel (2001) et l’analyse in Fouré (2004). Là encore, il apparaît que Foucault, pour faire coïncider des chronologies disjointes, a littéralement inventé des coupures tranchées là où ce sont plutôt de longs processus qui s’étalent. Le vis-à-vis aliénisme/médecine clinique, censé servir de pierre de touche au règne nouveau de la Norme, est entièrement artificiel. [22] C’est le problème de tous les « révisionnismes » : si pour démontrer que telle ou telle conception régnante en histoire est fausse, il faut supposer vrais, et en nombre, des événements encore plus mal établis que ceux dont on conteste l’authenticité, on sort vite du champ de la discussion rationnelle. [23] Ces cinq points constituent un plaidoyer pro domo pour la méthode générale adoptée dans ce recueil, et mise en œuvre dans La métamorphose impensable : Castel (2003). Car le transsexualisme, comme je l’élabore, est un tel cas de déraison, aussi puissamment subversif que ceux que Foucault invoquait. Or, pour l’établir, il me semble que je respecte les contraintes suivantes : 1. Je montre où, au sein de l’endocrinologie, de la psychiatrie, de la sexologie naissante, du droit de la personne, de la psychanalyse, un certain nombre d’indécidables conceptuels attendaient les transsexuels, touchant l’opposition homme/femme. 2. Au lieu de postuler une transgression globale, une « sortie du Sexe » (ou du moins du binarisme sexuel) comme Foucault en pensait la possibilité générale, je montre comment l’idée de « genre » prend en enfilade les indécidables du point 1., et produit des contre-évidences plausibles (elles proviennent non de la psychiatrie des transsexuels, mais de la psychologie médicale des intersexuels). 3. Je prends au sérieux la mise en cause radicale de la normalisation sexuelle tantôt espérée et tantôt honnie par les individus qui veulent « changer de sexe », en considérant non leurs revendications (du point de vue d’un simple droit subjectif), mais leurs raisons objectives de revendiquer ce qu’ils exigent. 4. La nosologie du « syndrome transsexuel » est passée au crible de l’histoire ; j’examine l’appoint normatif que la psychiatrie dépassée a réclamé à la psychanalyse pour maintenir le vœu de « changer de sexe » dans la pathologie. 5. J’en conclus qu’il n’existe pas de « transsexualisme », à proprement parler, mais que le vœu de « changer de sexe » masque des enjeux disparates. Voilà pourquoi le transsexualisme n’est pas une maladie mentale, en aucune façon. Il remet profondément en cause les normes mêmes de l’objectivité psychiatrique moderne, et au-delà, ce que nous appelons être « soi », « avoir un corps », etc.