Strange Fruit

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Les arbres du Sud portent un étrange fruit
Les arbres du Sud portent un étrange fruit

Strange Fruit (en français : étrange fruit) est une chanson.

La chanteuse afro-américaine Billie Holiday l’interpréta pour la première fois en 1939, au Café Society à New York. Ce poème écrit en 1937 par Abel Meeropol compte parmi les réquisitoires artistiques contre les lynchages couramment pratiqués dans le sud des États-Unis ; elle est en outre considérée comme l’une des premières manifestations du mouvement pour les droits civiques dans ce pays[réf. nécessaire]. Le terme « Strange Fruit » est d’ailleurs devenu synonyme de lynchage[Qui ?].

Le « Strange Fruit » évoqué dans le morceau est le corps d’un noir pendu à un arbre. On peut lire dans la deuxième strophe : « Scène pastorale du vaillant Sud, Les yeux exorbités et la bouche tordue, Parfum du magnolia doux et frais, Puis une soudaine odeur de chair brûlée ».

Southern trees bear a strange fruit
Blood on the leaves and blood at the root
Black body swinging in the Southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees

Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles et du sang aux racines,
Un corps noir qui se balance dans la brise du Sud,
Étrange fruit suspendu aux peupliers.

Sommaire

[modifier] Contexte

... for the sun to rot/for the tree to drop/Here is a strange and bitter crop. (Pourri par le soleil, il tombera de l’arbre, étrange et amère récolte)

Après l’abolition de l’esclavage et pendant la phase de reconstruction à l’issue de la Guerre de Sécession, le racisme est encore profondément ancré aux États-Unis d'Amérique. La Cour suprême a accepté la ségrégation raciale selon le principe «séparés mais égaux». Or l’égalité n’est que rarement au rendez-vous. Selon les estimations prudentes du Tuskegee Institute, 3 833 personnes ont été lynchées entre 1889 et 1940; 90 % de ces assassinats ont été commis dans les États du sud et 4 victimes sur 5 sont des Noirs. Souvent, comme dans le cas d’Emmett Till, le lynchage n’était même pas motivé par un acte criminel réel ou supposé. Lorsque Billie Holiday interprète pour la première fois cette chanson, trois lynchages ont déjà été perpétrés cette année-là (1939). Un sondage de l’époque révèle que six Blancs sur dix étaient favorables à cette pratique.

La chanson «Strange Fruit» se démarque du répertoire habituel de Billie Holiday. Chanteuse de jazz et de blues déjà célèbre aux États-Unis, elle acquiert une notoriété internationale grâce à «Strange Fruit». L’image publique de Billie Holiday devient indissociable du morceau: la chanteuse, réputée pour sa capacité à séduire et à émouvoir le public, prouve ici qu’elle peut aussi le bouleverser. Certaines personnes de son entourage ont prétendu qu’intellectuellement, elle n’était pas en mesure de comprendre la dimension symbolique du texte. Cela semble invraisemblable, d’une part du fait de son interprétation, de l’autre parce que le lynchage était omniprésent à l’époque et qu’il est improbable qu’une Noire ne comprenne pas de quoi il retournait. Billie Holiday a elle-même souhaité que le titre de son autobiographie reprenne les dernières paroles de la chanson, « Bitter Crop » (en français : amère récolte), ce qu’a refusé la maison d’édition.

[modifier] L’auteur et compositeur : Abel Meeropol

Icône de détail Article détaillé : Abel Meeropol.

Abel Meeropol était un enseignant juif d’origine russe vivant dans le Bronx et membre du Parti communiste des États-Unis d'Amérique. Après avoir vu des photos du lynchage de Thomas Shipp et d’Abram Smith, il fut tellement choqué qu’il n’en dormit pas pendant quelque temps. Il écrivit alors le poème « Bitter Fruit » qu’il publia sous le pseudonyme de Lewis Allan dans le magazine « New York Teacher » et le journal communiste « New Masses ». Un peu plus tard, il mit le poème en musique. Celle-ci fut interprétée pour la première fois par l’épouse d’Abel Meeropol lors d’une réunion organisée par le syndicat des enseignants de New York. « Strange Fruit » acquit une certaine popularité dans ce petit milieu de la gauche new-yorkaise. Abel Meeropol décida alors de proposer la chanson à Billie Holiday, et contacta pour cela Barney Josephson, propriétaire du Café Society ou elle se produisait alors. Bien que Meeropol ait composé d’autres chansons par la suite, notamment un grand succès pour Frank Sinatra, il resta très attaché à « Strange Fruit ». Il fut donc d’autant plus affecté lorsque Billie Holiday prétendit, dans son autobiographie, avoir écrit cette chanson avec son accompagnateur, le pianiste Sonny White.

[modifier] Interprétation

Icône de détail Article détaillé : Billie Holiday.
Billie Holiday
Billie Holiday

Billie Holiday hésita tout d’abord à interpréter « Strange Fruit » sur scène car la chanson se démarquait de son répertoire habituel de standards et de chansons d'amour. Mais Barney Josephson la poussa à accepter la proposition de Meeropol. Daniel Mendelsohn mit au point les arrangements. Après la première interprétation par Billie Holiday du morceau au Café Society, la salle resta tout d’abord plongée dans un lourd silence puis de timides applaudissements se firent entendre, qui s’amplifièrent au fur et à mesure. Considéré jusque-là comme un chant de lutte communiste ou une complainte (souvent interprétée de façon exagérément pathétique), ce titre prit une nouvelle dimension. Un biographe de Billie Holiday fit remarquer que, dans nombre de reprises, on entendait une excellente interprétation d’un très bon morceau. Mais lorsque Billie l’entonnait, on avait l’impression d’être au pied de l’arbre. Le caractère direct et incisif de son interprétation touchait un public nettement plus large que ne l’aurait fait une approche politique ou compatissante. « Strange Fruit » devint la chanson phare du Café Society tout le temps que Billie Holiday y chanta, et par la suite elle resta l'une des chansons favorites de la diva. Billie Holiday prit l'habitude de chanter Strange Fruit en fin de programme. Elle demandait alors le silence et les lumières s'éteignaient, mis à part un spot braqué sur la chanteuse, qui gardait les yeux fermés pendant toute l’introduction. Puis elle articulait lentement les paroles, donnant à chaque mot le poids nécessaire, avant de conclure la chanson comme un cri, puis de baisser la tête avant qu'on ne fasse l'obscurité complète. Lorsque la lumière revenait, la scène était vide. Pour Billie Holiday, la chanson était soit une source de partage avec un public amical, soit un défi vis-à-vis d’un auditoire qui, selon elle, ne lui manifestait pas suffisamment de respect. Elle écrivit dans son autobiographie : « Cette chanson permettait de faire le tri entre les gens bien et les crétins ». Billie Holiday, qui ne partait que rarement en tournée dans les États du sud, y interprétait rarement « Strange Fruit » car il était clair qu’il risquait d’y avoir du grabuge. Ce fut le cas à Mobile, en Alabama, où elle fut chassée de la ville juste pour avoir essayé d’entonner le morceau.

[modifier] Enregistrements

Columbia Records, avec qui Billie Holiday était sous contrat à l’époque, refusa de produire l’enregistrement de « Strange Fruit ». Comme la maison de production ne fit aucune déclaration officielle à l’époque, on ne peut que supputer les motifs de son refus. D’une part, le public blanc du Sud des États-Unis trouvait la chanson trop subversive et sa publication aurait eu des répercussions négatives sur les affaires ; d’autre part, elle représentait un véritable hiatus dans le répertoire standard de Billie Holiday, qui comportait essentiellement des chansons traditionnellement jouées dans les boîtes de nuit. Finalement, la chanteuse obtint l’accord de Commodore Records, une petite maison de disques juive de New York, pour enregistrer Strange Fruit .

[modifier] Reprises

Paradoxalement, bien que ce morceau fasse partie intégrante de l’histoire de la musique américaine et qu’il reste très apprécié du public, il n’est que rarement interprété. Pour nombre d’auditeurs, la chanson, et notamment son interprétation par Billie Holiday, est jugée déstabilisante, voire douloureuse à entendre. Pour un chanteur, interpréter ce morceau est une véritable gageure car la version de Billie Holiday fait date, d’où une pression énorme.

Parmi les autres interprètes célèbres de « Strange Fruit », on peut citer Josh White, Carmen McRae, Eartha Kitt, Cassandra Wilson, Nina Simone, Tori Amos, Pete Seeger, Diana Ross, Dee Dee Bridgewater, Mary Coughlan, Marcus Miller (à la clarinette basse), Robert Wyatt, Jeff Buckley, Sting, Jean Leloup et Tchéky Karyo dans son album "Ce lien qui nous unit" ; en outre, Tricky en a réalisé un remix et Lester Bowie une version instrumentale avec son groupe Brass Fantasy. Le groupe UB 40 en interpréta une version reggae dans son premier album. En 1999, le morceau "Durian" (également un fruit) de The Cinematic Orchestra contient un sample de la reprise de Nina Simone. En 2007, la chanson figure sur l'album Artificial Animals Riding On Neverland du duo français AaRON.

En 1986, le controversé Marc-Edouard Nabe consacre un chapitre de son essai, "l'âme de Billie Holliday", à Strange Fruit En 2002, Joel Katz a tourné un documentaire sur la chanson.

Colette Magny a aussi repris cette chanson. On la retrouve sur différents vinyls difficile à trouver ou encore sur le CD de ré-éditions "Blues" chez "Le Chant du Monde".

[modifier] Répercussions

Pour le mouvement des droits civiques, « Strange Fruit », de par sa dimension symbolique, eut un effet comparable au refus de Rosa Parks de céder sa place à un Blanc dans un bus, le 1er décembre 1955. Outre We Shall Overcome et peut-être aussi The Murder of Emmett Till de Bob Dylan, aucune autre chanson n’est aussi intimement liée au combat politique des Noirs pour l’égalité. Élevée au rang de Marseillaise Noire ou qualifiée avec mépris de chanson de propagande à ses débuts, la chanson a progressivement pris une dimension apolitique, en tant que réquisitoire pour la dignité et la justice.

Le livre Blues Legacies and Black Feminism d’Angela Davis a joué un rôle important dans la manière dont Billie Holiday était perçue. Jusque-là, la chanteuse était considérée comme une « simple chanteuse de variété », autrement dit un pur vecteur de son répertoire. Or, les recherches d’Angela Davis ont révélé une femme pleine d’assurance, tout à fait consciente du contenu et de l’effet de « Strange Fruit ».

D’ailleurs, Billie Holiday la chantait de façon ciblée. Bien que cette œuvre fasse partie intégrante de son répertoire standard, elle en variait souvent l’interprétation. Pour Angela Davis, « Strange Fruit » a relancé de façon décisive la tradition de la résistance et de la protestation dans la musique et la culture noires américaines, mais aussi dans celles des autres communautés. Alors qu’en 1939, le Time Magazine qualifiait le morceau « Strange Fruit » de musique de propagande, le même magazine hissait, soixante ans plus tard, le titre au rang de chanson du 20e siècle. « Strange Fruit » a longtemps été « persona non grata » à la radio aux États-Unis, la BBC a tout d’abord refusé de la diffuser et elle était officiellement interdite sur les ondes sud-africaines du temps de l’Apartheid.

[modifier] Parallèle français

Un poème de Théodore de Banville, mis en musique et interprété par Brassens, traite du même thème de ces "étranges fruits".

Les pendus de Banville sont ceux laissés dans les arbres du verger du roi Louis (IX), après que celui-ci a fait exécuter ses ennemis.

La comparaison des images avec le texte de Strange Fruit est parfois saisissante:

Le verger du roi Louis (IX)

Paroles: Théodore de Banville. Musique: Georges Brassens

"Sur ses larges bras étendus, La forêt où s'éveille Flore, A des chapelets de pendus Que le matin caresse et dore. Ce bois sombre, où le chêne arbore Des grappes de fruits inouïs Même chez le Turc et le Maure, C'est le verger du roi Louis.

(...)

Ces pendus, du diable entendus, Appellent des pendus encore. Tandis qu'aux cieux, d'azur tendus, Où semble luire un météore, La rosée en l'air s'évapore, Un essaim d'oiseaux réjouis Par-dessus leur tête picore. C'est le verger du roi Louis.

Prince, il est un bois que décore Un tas de pendus enfouis Dans le doux feuillage sonore. C'est le verger du roi Louis !"

[modifier] Bibliographie

  • Donald Clarke : « Billie Holiday. Wishing on the Moon ». München, Piper 1995. ISBN 3-49203-756-9 (Avec de longues interviews de proches de Billie Holiday sur l’histoire de la chanson).
  • Angela Davis : « Blues Legacies and Black Feminism ». Diverses éditions, par ex. Vintage Books 1999 ISBN 0-67977-126-3 (avec un essai très intéressant sur l’interprétation du morceau).
  • David Margolick : « Strange Fruit. Billie Holiday, Café Society and an Early Cry for Civil Rights ». Running Press, 2000. ISBN 0-76240-677-1 (Préface de Hilton Als. Avec une discographie des divers enregistrements jusqu’en 2000.) Traduction française : "Strange fruit" : Billie Holiday, le Café Society et les prémices de la lutte pour les droits civiques , trad. de l'américain par Michèle Valencia, préf. de Hilton Als, Paris, 10-18, 2001 (ISBN 2-264-03273-1)
  • David Margolick et Hilton Als : « Strange Fruit. The Biography of a Song ». Ecco 2001. ISBN 0-06095-956-8
  • Billie Holiday avec William Dufty : « Lady sings the blues », autobiographie. Parenthese Eds, collection Europalinos, ISBN 2863646192.

[modifier] Liens