Sophisme d'une masse fixe de travail

Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

Le sophisme d'une masse fixe de travail (en anglais : lump of labour fallacy) est un sophisme économique qui repose sur l'hypothèse, naïve et empiriquement fausse[1], que la demande de travail (ou offre d'emploi) serait une quantité fixe dans une économie de marché que l'on pourrait « partager » ou « se faire voler » (par des immigrés, par les importations, par la mécanisation, par les femmes anciennement au foyer, etc.).

Sommaire

[modifier] Présentation

Aucun économiste, quelle que soit sa tendance, ne soutient l'hypothèse que la demande de travail est indépendante des conditions économiques, et notamment du temps de production et de la rémunération du travail. Il n'y a pas d'étude empirique qui obligerait à faire cette hypothèse et par suite les modèles font toujours l'hypothèse inverse, en prévoyant un bouclage reliant l'offre de travail aux autres variables.

De même, les propositions politiques ou économiques qui utilisent ce raisonnement non valide n'expriment pas toujours que le travail est une quantité fixe, même si ces propositions supposent, implicitement, que c'est le cas.

Historiquement, ce sophisme économique a été dénoncé comme tel[2] depuis la fin du XIXe siècle pour contrer l'idée populaire que la réduction du temps de travail légal diminuerait mécaniquement le chômage dans une économie de marché. Au sens général, on retrouve ce sophisme dans l'idée que les robots, les femmes ou les immigrés « prennent » des emplois, ou que les importations détruisent des emplois, ou que le départ des baby boomers à la retraite va faire diminuer automatiquement le taux de chômage.

[modifier] Terminologie

Il n'existe pas d'expression française consacrée pour reprendre lump of labour fallacy, chaque traducteur semblant faire son propre choix et rappelant souvent explicitement la forme anglaise. On trouve par exemple, outre « sophisme d'une masse fixe de travail »[3], « mythe du partage du travail »[4] et « supposition » (d'une quantité fixe de travail), « piège »[5], « illusion »[6], « sophisme »[7], « idée fausse »[8], « hypothèse d'une quantité d'emplois déterminée et fixe »[9] ; ainsi que des expressions comme « le travail est un bien rare » ou « la fin du travail »[10].

Lors du débat en France sur les « 35 heures », l'expression « malthusianisme » a été couramment employée.

[modifier] Classification

En termes de théorie des jeux, le sophisme d'une masse fixe de travail fait partie des « sophismes de jeux à somme nulle » (en anglais : zero-sum game fallacies), où l'on fait à tort l'hypothèse que le gain d'un joueur se fait nécessairement au détriment des autres joueurs.

En termes de rhétorique, ce sophisme a différentes formes et selon l'expression utilisée on pourra y voir

[modifier] Nature de l'erreur

[modifier] Une erreur logique

Pétition de principe ou enthymème, il manque de toute façon un élément essentiel pour donner une validité logique au raisonnement : le raisonnement étant mal fondé, la conclusion "on peut partager le travail" ne repose en fait sur rien[11]

[modifier] Une erreur économique : absence de données réelles soutenant l'hypothèse

Il n'existe pas de données permettant de conclure que le travail soit un "gâteau" qui se "partage".

De plus, il est assez facile de trouver des raisons théoriques pour expliquer que la masse de travail varie si la répartition du travail change (certaines de ces raisons peuvent se contredire, ce qui signifie seulement qu'elles ne peuvent pas être vraies en même temps, mais pas qu'elle se neutraliseraient et seraient donc toutes fausses) :

  • il existe des coûts fixes (bureau de l’employé, administration) et des coûts de transition (formation, recrutement), de sorte que cela coûte plus cher (plus d'effort) de gérer plus d'employés[12]
  • une industrie a intérêt à recruter d'abord les travailleurs les plus productifs, et les moins productifs en dernier : si le personnel le plus qualifié (pour le travail demandé) est en quantité limitée, alors l'élargissement de la base au travail va réduire la productivité moyenne, la production, le niveau de vie moyen et finalement la demande de travail (loi de Say)
  • un changement dans la répartition du travail nécessite aussi un changement dans la répartition des revenus, et éventuellement un mécontentement préjudiciable à la demande de travail.

Les keynésiens non plus ne soutiennent pas l'idée que la quantité de travail est fixe. Pour eux, l’augmentation de l’emploi permet l’augmentation de la demande qui pousse les entreprises à embaucher. Inversement le licenciement provoque une baisse de la demande qui pousse les entreprises à diminuer la masse salariale. Le volume de travail dans la société est donc une variable dynamique et non constante.

[modifier] Utilisation du sophisme comme « homme de paille »

Si la vision naïve du marché du travail qui sous-tend les propositions de partage (réduction du temps de travail) ou de réservation du travail (protectionnisme, limitation de l'immigration, emplois réservés...) ne rencontre aucun soutien chez les économistes, le sophisme est parfois mis en avant abusivement, comme « homme de paille » par les adversaires, souvent libéraux, de toute politique de réduction du temps de travail[13] ou de toute limitation de l'immigration.

Il n'existe en effet pas de consensus parmi les économistes sur les effets d'une politique de partage du travail. Certains d'eux estiment[réf. nécessaire] bien que, dans certains conditions (situation économique et sociale, technique de mise en oeuvre, etc.), elle serait possible et souhaitable, d'autres raisons, sociales par exemple, pouvant compléter ou pallier le raisonnement économique.

Empiriquement, les politiques de partage du travail, mises en œuvre à de multiples époques un peu partout dans le monde, n'ont jamais atteint le but escompté ni même permis d'avancer significativement, mais on constate toutefois qu'elles ont eu un effet partiel, en dépit des affirmations libérales. De même, les études empiriques ne mettent en évidence aucun impact significatif de l'immigration sur le taux de chômage[14].

[modifier] L'analyse du cas « 35 heures » en France

Icône de détail Article détaillé : 35 heures.

La France a fait l'expérience d'une politique de réduction du temps de travail, sur le mode expérimental et incitatif dès 1996 avec les lois "De Robien", puis sur le mode généralisé et obligatoire à partir de 2002[réf. nécessaire] (lois « Aubry 1 » et « Aubry 2 »), en fixant le temps de travail légal à « 35 heures ».

ex ante, les inspirateurs espéraient une création nette de l'ordre de un million d'emplois avec un coût neutre pour les finances publiques (moins d'allocations chômage, plus de rentrées fiscales), les entreprises et les travailleurs (moins de charges). Les pessimistes évoquaient potentiellement la destruction de 100 000 emplois [15]

ex post, les études les plus optimistes estiment la création à environ 300 000 emplois[16], à un coût important pour les finances publiques[réf. nécessaire], et les partisans de la mesure se sont fait beaucoup plus discrets sur le chômage, en mettant en avant d'autres aspects (temps libre, réduction de la précarité, "renouveau de la négociation collective", etc.).

Par exemple, la DARES (administration dépendant directement du ministère du travail, favorable et très largement inspiratrice de cette politique) est passée d'une estimation de 700 000 emplois qui pourraient être créés ou préservés (étude de septembre 1998) à 185 000 qui l'auraient effectivement été (étude de décembre 2000).[17]. Enfin, une étude de 2004 mentionne 350 000 emplois créés par les dispositifs de réduction du temps de travail, entre 1998 et 2002 [18].

D'autres études[réf. nécessaire] sont arrivées à la conclusion que les 35 heures n'avaient pas créé d'emplois.

[modifier] Notes et références

  • (en) Cet article est partiellement ou en totalité issu d’une traduction de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Lump of labour fallacy ».
  1. Voir par exemple cette introduction de Paul Krugman : http://www.pkarchive.org/column/100703.html
  2. Par des économistes libéraux comme keynésiens ; pour un exemple keynésien, voir : (en) Paul Krugman, Lumps of Labor, New York Times, 7 octobre 2003, lire en ligne
  3. Olivier Blanchard L'Europe ne va pas si mal, in En Temps Réel, Cahier 14/15, juin 2004
  4. Utilisé dans Des pyramides du pouvoir aux réseaux de savoirs, rapport du Sénat 97-331 ; CRA 2e séance du 6 octobre 1999, Assemblée nationale
  5. Walter Nonneman, L’immigration et le marché de l’emploi'
  6. Paul Swaim et Pascal Marinna, Différentes facettes du temps de travail : évolution récente du temps de travail, OCDE
  7. Le Café pédagogique, numéro 66, http://www.cafepedagogique.net/disci/ses/66.php lire en ligne]
  8. Daniel Cohen, Nos temps modernes
  9. Michel Camdessus, Le Sursaut: Vers une Nouvelle Croissance pour la France, La Documentation française, Paris, 2004, page 40
  10. Daniel Cohen, Nos temps modernes
  11. La logique n'étant pas simple, cela n'implique pas non plus que cette conclusion soit fausse : on peut aboutir à une conclusion vraie au moyen d'un raisonnement faux
  12. (en) Dennis J. Snower et Guillermo de la Dehesa, Unemployment Policy : Government Options for the Labour Market, Cambridge University Press, 1997, ISBN 0521599210, page 37
  13. (en) Tom Walker, The "Lump-of-Labor" Case Against Work-Sharing: Populist Fallacy or Marginalist Throwback?, lire en ligne
  14. Le seul impact significatif constaté concerne la vague précédente d'immigration, aux compétences similaires.
  15. la commission d'enquête du sénat de 1998, opposée à la mesure, reste une bonne source des différentes positions.
  16. Stéphane Jugnot, Combien d’emplois créés par la réduction du temps de travail, in Données sociales 2002-2003, INSEE, novembre 2002 ; le même
  17. Les 35 heures, l’emploi et les salaires
  18. [pdf] « Les effets de la RTT sur l’emploi : des simulations ex ante aux évaluations ex post » par Alain Gubian, Stéphane Jugnot, Frédéric Lerais et Vladimir Passeron], 2004.


[modifier] Voir aussi

[modifier] Liens internes

Autres langues