Utilisateur:Jesrad

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Drapeau Noir Apatride
Je ne revendique aucune nationalité.
Celle de ma carte d'identité m'a été imposée par mon lieu de naissance.
L'anarcho-communisme et l'anarcho-syndicalisme ne sont pas de l'anarchisme
Le terme anarcho-communisme est un oxymore utilisé par des marxistes pour se donner un air rebelle et faire oublier l'échec et la tyrannie qui découlent systématiquement de leur idéologie.
Le communisme implique obligatoirement une relation dominant-dominé puisque dans les transactions sous ce système, l'argent, qui est la seule mesure fiable de la valeur subjective du bien, du service ou du travail échangé, est remplacé par des dogmes fumeux et arbitraires, imposés par la violence et l'oppression, voire même remplacé par l'allégeance aveugle aux hommes de l'état.
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Je déteste Bercy, ses oeuvres et
ses pompes (à fric).
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Je suis un pirate.
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Sommaire

[modifier] Citations

  • Entre "les voix dans ma tête m'ont ordonné de le faire" et "c'est la procédure officielle", il n'y a qu'une différence quantitative.
  • Dans un débat, nous sommes chacun tout à la fois le Jesrad et le Zadig de l'autre.
  • Le relativisme est comme une montre pas à l'heure: on sait qu'elle a toujours tort. Les théories normatives, à l'inverse, sont comme des montres en panne: les unes ou les autres ont raison par moment.
  • La dialectique, c'est la mauvaise foi en habit de science.
  • Les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, mais les hommes sont allés sur la Lune.
  • Le pouvoir ne peut résoudre aucun problème, le pouvoir est le problème.
  • La liberté est le droit de n’obéir qu’aux règles extérieures consenties, ce qui marche dans les deux sens en tant qu’expression d’une nature commune: l’agression est donc aussi une permission de contre-agression.
  • On n'a jamais que les droits qu'on est disposé à défendre.
  • La loi n'est que la carte, et pas le territoire, du Droit.
  • Il est impossible de faire le bien par la force.
  • Dans un état, le droit est établi de manière centralisée par l'autorité, les conceptions différentes du droit sont éliminées par la contrainte et la mort; dans une anarchie, le droit est établi de manière décentralisée, et les conflits entre conceptions différentes du droit sont résolus par la négociation ou en appliquant la solution commune aux systèmes en conflit: l'anarchie reflète et fait appliquer les conceptions morales de chacun dans la mesure où ces conceptions sont plus ou moins vraies par rapport à la réalité. Avec le temps, l'anarchie évolue vers une forme de droit émergente qui respecte les volontés de tous au mieux, tandis que l'état évolue vers une forme de droit qui reflète la volonté de l'autorité seulement.
  • On a toujours le choix, mais les conséquences agréables ne sont jamais garanties.
  • Les faits naturels n'ont pas besoin de justification, alors dites simplement "C'est ainsi". Les actes, eux, peuvent parfaitement être justifiés par "C'est ce que je veux", inutile d'aller plus loin.
  • La réalité ne négocie jamais et ne fait pas de prisonnier.
  • L'égalité économique est un non-sens: chaque chose a une valeur différente pour chacun. L'égalité n'existe que dans la vision d'un seul homme, niant celle de chaque autre personne pour laquelle cette "égalité" est nécessairement inégale... Au nom de quoi ? C'est pour cette raison que tous les collectivismes mènent à la dictature d'une seule personne, élevée au rang de grand décideur de la valeur de tout et règnant en maître absolu sur tous.
  • La "justice sociale" n'est ni juste, car elle ne fait qu'imposer une vision à celles des autres, créant des inégalités en prétendant faire l'égalité matérielle - chimère impossible - ni sociale car elle foule aux pieds les différences d'opinion, les envies individuelles originales et les efforts personnels, dressant les uns contre les autres dans une spirale de violence croissante.
  • Dans une anarchie, l'augmentation des inégalités économiques spontanées réduit la pauvreté. Ce paradoxe vaut aussi dans l'autre sens: la réduction forcée des inégalités économiques, par l'intervention violente, nivelle toute la société vers la pauvreté.
  • Derrière chaque fortune mal acquise il y a un homme de l'état, il suffit de gratter.

[modifier] Nature du Jesrad

Jesrad est une éponge: ses fonctions cérébrales, plongées dans de l'information, absorbent en se gorgeant jusqu'à saturation avant de tout libérer d'une manière plutôt catastrophique. Jesrad écrit aussi un blog où il étale les pensées que lui inspire Eris.

[modifier] Y-a-t'il une "valeur juste" ?

Existe-t'il, comme le clament les tenants de "l'économie physique", du marxisme, et d'un petit nombre de théories encore plus contradictoires, une "vraie valeur" pour chaque chose ?

En fait, la "valeur" que mesurent ces théories ne sont que des constructions mathématiques basées sur des grandeurs physiques exclusivement, et n'ont donc pas plus de sens économique que la température ambiante, la masse molaire ou toute autre grandeur physique mesurée. La valeur d'une chose ne peut pas se mesurer sans l'individu, elle ne peut pas être autre que subjective. Tant que vous et moi n'apprécierons pas autant le chocolat l'un que l'autre ou que toute autre personne, de telles inventions seront sans utilité et sans rapport à la réalité humaine, et ne constitueront jamais que des mensonges de plus destinés à manipuler les foules en remplaçant leur jugement naturel par une théorie arbitraire.

[modifier] Le renard et le poulailler libre

Il y avait dans un coin de Syldavie un poulailler qui n’avait plus de fermier, et dont les poules avaient obtenu la clef. Dans les environs rôdait un renard, sans Dieu ni maître il convoitait la tendre chair blanche des poules.

Pendant les premiers jours, celui-ci entreprit d’attraper les poules pour s’en nourrir. Celles-ci, émancipées récemment et déterminées à rester maîtresses de leur destinée, organisèrent des tours de garde et se réfugiaient à la moindre alerte dans l’enceinte grillagée du poulailler. Elles colmataient bravement tout début de trou sous le grillage, que le renard s’essayait à creuser la nuit, renforçant la grille par des pierres qu’elles soulevaient de concert. Elles mirent également au point un relais de poules qui indiquaient à tout instant où avait été vu le renard, permettant d’organiser des voyages hors du poulailler partout où le renard n’était point.

Les poules douées de la meilleure vue et de l’ouïe la plus fine, qui surveillaient, recevaient en échange une part de la récolte des poules endurantes et courageuses, qui sortaient sous la protection de leur surveillance. Le travail était ainsi réparti et malgré les efforts nécessaires pour se garder du renard, elles prospérèrent doucement.

Bien vite, la faim se mit à ronger l’estomac du renard, qui se voyait privé de juteuse volaille par la fârouche autodéfense des gallinacés. Il échaffauda cependant un plan. Arborant un drapeau blanc, il s’approcha du grillage et demanda à être entendu. Quelques poules s’approchèrent prudemment pour l’écouter.

"Mes chères poules, cette nuit, une révélation s’est faite en mon âme et conscience. Je reconnais mes torts passés, mes criminelles tentatives pour vous dévorer aggressivement. Je renonce à ces voies iniques, et vous propose grâcieusement mes services pour vous protéger des dangers que j’ai vu dans la forêt.
- Des dangers dans la forêt ? Ma foi, nous n’en avons jusqu’ici jamais eu vent, répondit une poule hardie.
- Hélas, mes chères poules, il y a dans ces bois obscurs et touffus bien des monstres plus effrayants, plus voraces et plus violents que je ne l’étais jusqu’à aujourd’hui, reprit le renard. Des loups, des dragons, des centaures chasseurs et des salamandres géantes s’y cachent, et le ciel s’emplit la nuit de rapaces terrifiants et silencieux !
- Voilà qui est effrayant en effet ! Mais pourquoi aurions-nous besoin de ta protection ?
- Je connais leurs odeurs, les heures tardives où ils s’approchent de votre poulailler. Ils sont d’ailleurs nombreux à tenter de creuser des trous sous votre grillage.
- Ma foi, nous ignorions que ces trous étaient l’oeuvre de telles créatures ! Il est vrai que, étant des oiseaux, nous dormons toute la nuit et n’avons pas l’occasion de les voir faire.
- Voyez ! La menace est concrète, qui sait combien de temps il faudra à ces engeances démoniaques pour renverser votre grillage et vous dévorer toutes ?" (A ces mots le renard dût faire un effort pour réprimer la salive qui lui montait aux babines.) "Laissez-moi vous prodiguer mes conseils, et vous protéger la nuit. Je ne demande qu’une maigre part de vos cueillettes en retour, et je n’entrerai pas à l’intérieur du grillage. Je dormirai le jour et veillerai la nuit, ainsi vous n’aurez plus à faire tant d’efforts pour me surveiller tant que le soleil luira: cela compensera de multiples fois la part de récolte que je vous demanderai en échange."

Les poules ne répondirent pas de suite, elles se concertèrent, débattèrent, se disputèrent comme à leur habitude, sans pouvoir se mettre d’accord. Un tiers d’entre elles environ refusaient de faire confiance au renard. Ce dernier suggéra alors:
"Très chères amies, une telle décision concerne toute votre communauté, elle ne peut qu’engager la totalité d’entre vous ou aucune. Comptez les avis de chacune d’entre vous, et que le plus grand nombre l’emporte sur l’avis des autres !"

La décision paraissait raisonnable. Ainsi fut-il fait: les poules votèrent, le scrutin détermina de laisser sa chance au renard. Celui-ci se ménagea un abri de pierres contre le grillage, ostensiblement tourné vers la forêt, ce qui empêchait les poules d’en voir l’intérieur. "De là, se dit-il, je pourrai tout à mon loisir creuser un tunnel jusque vers l’intérieur du grillage sans être vu, en creusant un peu chaque jour. Je ne suis point pressé, et les poules assureront ma subsistance en attendant le jour du festin."

Chaque jour, les poules vaquaient à leurs occupations, jetant de temps en temps un regard inquiet vers la forêt. Qu’un craquement de brindille se fasse entendre dans les environs, les poules imaginaient aussitôt une invasion des pires monstres que la terre eût porté, et elles se rassemblaient vite derrière l’abri du renard. La nuit, le renard tournait bruyamment autour du grillage d’un pas martial, l’air déterminé, jusqu’à ce que les poules fussent suffisemment endormies. Après cela, il grattait la terre dans son abri pour étendre son tunnel.

Néanmoins, cela représentait bien des efforts, et rapidement il résolut de se faire plus copieusement entretenir par les poules. Une nuit, il renversa quelques pierres contre le grillage, poussant de grands cris. Les poules alertées par ce vacarme se précipitèrent hors de leur abri, et le renard posa fièrement devant elles, affirmant avoir mis en déroute un dragon. Il exhiba une entaille superficielle dans son flan, qu’il avait faite de ses propres griffes, et déclama: "Mes pauvres amies, voyez la blessure terrible que le monstre m’a infligée, voyez le prix que je paie à votre service ! Souffrez donc de m’apporter quelques menus gibiers demain pour m’aider à me rétablir, ainsi je pourrai continuer à vous défendre."

Les poules convinrent par un nouveau vote que l’accord avec le renard serait ainsi révisé. La récolte des gallinacés, jusqu’ici composée de vers de terre et de grains, comprit dès lors une part croissante de rongeurs et grenouilles. L’excédent de travail ralentit les projets individuels des poules, mais elles y consentirent de bon coeur, persuadées que cela les mettrait hors d’atteinte des terribles créatures nocturnes.

Le renard prit ses aises, il ne creusait son tunnel qu’avec d’autant moins d’entrain que son estomac était plein. Il se prit à réfléchir pendant sa digestion: "Que ferais-je donc d’un festin de volailles, si je dois ensuite retourner dans les bois chasser les limaces ? J’ai bien meilleur jeu de garder ces poules ignares en esclavage !"

Ainsi fit-il, jouant comédie nocturne, n’épargnant pas ses efforts pour se rendre important auprès des gallinacés. Il en récoltait chaque lendemain la juteuse récompense. Cependant, trois poules plus futées se trouvèrent d’accord pour contester le butin jugé excessif que le renard prélevait sur leur récolte. Le renard saisit immédiatement l’importance du danger qu’il y avait à les laisser mettre en doute son indispensable présence. Il disparut donc pendant toute une journée.

Les poules qui avaient douté du renard furent conspuées par les autres: "Folles que vous êtes, par votre irrespect pour le bien-être de notre communauté, vous avez mis en fuite notre protecteur ! Nous voilà à la merci des loups et des diables des fourrés !" Toute la journée, la tension se fit sentir dans le poulailler, et on jetait des regards fiévreusement inquiets en direction de la forêt. Les poules votèrent l’éviction des fauteuses de trouble le soir même, et le renard n’eût aucune peine à surprendre deux d’entre elles en pleine nuit, hors de l’abri du grillage. Il dévora la première, et se félicita de sa ruse, mais se dit qu’il avait encore meilleur jeu de faire usage de cette situation providentielle.

Il frotta de l’ail-des-ours sous ses yeux pour les faire pleurer, s’arracha quelques touffes de poil du dos, se roula dans une flaque de boue, et il ramena au poulailler le cadavre de la seconde poule après s’être repu de la première. D’une voix larmoyante, il conta aux poules son combat contre un loup noir immense pour sauver les poules renégades malgré leur attitude envers lui, invoquant le "devoir sacré de protection" qui lui était tout dévolu. Et il proposa aux poules d’enterrer lui-même la dernière des infortunées, ce qui lui fut accordé rapidement. Hors de leur vue, il dévora celle-ci, et devisa de nouvelles façons d’encourager les poules à se perdre dans les bois. Il ne s’inquiéta pas du sort de la dernière poule, après tout il y avait bien des animaux dans la forêt qui se chargeraient de la manger.

La ruse fonctionna pendant des lunes, le renard jouant de l’ignorance et de la peur des poules, les encourageant à se multiplier, puis à lancer des expéditions plus loin qu’à leur habitude pour tenter de rapporter quelques merveilleuses nourritures aperçues par lui à l’occasion d’une ronde de garde, et il dévorait alors quelques-uns de ces naïfs volatiles. Il gérait ainsi son troupeau de poules, qui assurait en plus sa propre subsistance pendant la journée.

Rien ne vint mettre en danger l’organisation du renard... si ce n’est sa propre gourmandise. L’hiver vint, et les poules ne purent plus récolter grand chose pour nourrir le renard. Celui-ci en conçut grande frustration, sa sinécure était menacée par les intempéries ? Cela ne serait pas permis. Il redoubla d’efforts nocturnes pour impressionner les poules, n’épargna pas son pelage en belles estafilades, fit rouler des pierres, imita un hurlement de loup lors de la pleine lune, creusant à l’occasion quelque début de trou sous le grillage. Des poches se formèrent sous ses yeux de ces longues veilles, il déclara aux poules qu’il ne pouvait continuer ainsi: "Voyez, en hiver, la nuit s’étire en longueur, mettant à mal ma résistance, alors que le jour qui voit votre propre peine se réduit d’autant. Cela, sûrement, appelle quelque compensation !"

Là encore les poules votèrent que le raisonnement du renard était sage, et elles fustigèrent leur propre inconséquence. Il y eut bien quelques poules pour remarquer que, le jour décroissant, elles avaient moins de temps pour récolter et donc nourrir le renard tout en assurant leurs propres besoins, mais leurs objections furent balayées par les autres gallinacés. Elles offrirent leurs propres oeufs au renard. Le rusé canin passa ainsi l’hiver le ventre plein, pendant que les poules s’épuisaient à faire des oeufs en subsistant sur de maigres réserves faites à la saison précédente, grattant quelques lichens qui poussaient sur le bois du poulailler. Le printemps vint, et elles étaient exténuées, incapables de sortir pour aller récolter.

Le renard sentit que son calcul tournait court, bien vite il n’aurait plus d’esclaves pour le nourrir gratis. Mais plutôt que de mettre fin à la mascarade de suite, il employa une nouvelle ruse: "Mes chères amies à plumes, il faut se rendre à l’évidence, vous n’êtes pas capable de vous sustenter et de croître en nombre indéfiniment par votre système de partage libre du travail. En tant qu’observateur extérieur et donc impartial, je peux en distinguer les causes: il y a parmi vous des poules qui profitent des autres, qui les exploitent et les acculent à la ruine, les inégalités entre chacune d’entre vous sont la vraie cause de votre malheur ! Mais heureusement, je suis là et je peux vous apprendre à vous organiser pour remonter la pente." Affamées, les poules ne se posèrent pas plus de question, sauf une poule rousse débrouillarde qui avait réussi à cultiver des plants d’orge pendant l’hiver derrière son nid en épargnant quelques grains de sa propre récolte, et en échangeait quelques fruits contre de menus services à d’autres poules, et qui parvenait encore à penser sans être interrompue par un estomac gargouillant. Mais elle était seule et dû suivre l’avis de la majorité, ainsi qu’elle en avait pris l’habitude comme les autres.

Le renard fut ainsi élevé de défenseur des poules, au rang de décideur suprême du poulailler. Il s’empressa de mettre au pas la poule rousse, qui était trop maligne à son goût, en disant aux autres poules qu’elles pouvaient se servir dans sa culture d’orge, arguant qu’il était juste de donner aux affamées la nourriture produite par le travail d’une autre. Très vite, il n’y eut plus de grains d’orge du tout, et le renard accusa alors la rousse d’avoir caché sa semaille pour la soustraire aux autres poule, et demanda qu’on lui livre cette "poule égoïste, individualiste et exploiteuse". Les poules, conciliantes avec le renard qui leur avait permis de piller les cultures de la rousse, ne furent pas très regardantes quant aux arguments avancés, et s’empressèrent de s’exécuter. La pauvre rousse fut dévorée sous les yeux vengeurs des autres volatiles.

Le renard prit ses aises, il décidait de tout et de rien dans le poulailler: qui couverait les oeufs, qui irait chercher l’eau, qui comblerait les trous des "créatures des bois", quelle quantité de grains chaque poule mangerait... Il désigna certaines poules comme ses exécutantes, décréta que les autres devaient se soumettre à leur autorité dans l’intérêt du poulailler tout entier. Ainsi il put diviser pour mieux régner, ses exécutantes menaient les autres, et chaque décision du renard était approuvé par un vote des poules. Le printemps puis l’été et enfin l’automne passèrent, et il maintenait adroitement les poules dans un état de servitude hébétée. Celles-ci oubliaient régulièrement de fermer le grillage pour la nuit, et le renard en profitait de temps en temps pour aller en douce croquer un gallinacé, de préférence de celles qui posaient trop de questions ou avaient l’inimitié d’une de ses exécutantes. Il blâmait le lendemain tel ou tel monstre fantastique, exhibant une égratignure sur son flan bien rebondi en guise de preuve.

Quelques poules se demandèrent bien comment le prochain hiver se passerait, mais le renard s’appropriait toujours l’essentiel de la récolte des poules, il leur disait qu’il s’occupait lui-même des réserves (alors qu’en fait il dévorait goûlument le tout à la nuit tombée). Il se disait "si l’une d’elles m’accuse, je pourrai toujours la dévorer ou monter les autres contre elle." Son appétit ne cessait d’augmenter avec son oisiveté.

Cependant, l’hiver fut terrible, et dès les premiers jours, les poules regrettèrent l’absence de la rousse cultivatrice, qui aurait au moins pu leur apprendre à faire pousser l’orge. Le renard trouvant son abri trop peu confortable, enjoint les poules à le rénover et à le consolider. Ce fut autant de temps perdu pour les poules qui sentaient leur bréchet pointer sous la peau, mais elles se disaient qu’il fallait bien entretenir le renard pour défendre la communauté. Le renard restait oisif, et ne s’embêtait qu’à peine à faire semblant de garder le poulailler chaque nuit. L’effort l’incommodait car il était devenu bien gras. Il se dit entre deux bouchées qu’il lui faudrait réfléchir à une ruse pour convaincre les poules de monter la garde elles-même, à sa place...

Alors qu’un matin, les poules se réveillèrent transies de froid, un appel vint de dehors. Hagardes, elles allèrent voir qui d’autre que le renard, assoupi en ces heures-là d’habitude, pouvait bien se trouver là. C’était la poule renégade, une simple poule grise perlée, la seule survivante de l’épisode sanglant qui avait suivi l’absence d’une journée du renard. Elle semblait se porter fort bien, ses plumes étaient lisses et bien huilées, la maintenant au chaud dans la bise mordante de la matinée. Elle raconta son histoire: que, se méfiant du renard, elle s’était réfugiée là où il n’irait pas la chercher, dans les bois. A ces mots, les autre poules frissonnèrent d’effroi... Elles n’avaient jamais conçu de douter de l’existence de ces monstres effrayants, ces dragons décrits avec tant de détails par le renard, qui lui avaient causés toutes ces blessures et avaient renversé tant de pierres. Les autres poules s’empressèrent de conter à la perlée ce qu’il était advenu d’elles pendant son absence, et ce récit la fit bouillir de colère.

"Le renard a fait de vous ses esclaves, il est le seul vrai responsable de tous vos malheurs ! Ces monstres, ces chimères effrayantes avec lesquelles il justifie sa présence chez vous, ne sont que le fruit de votre imagination soumise à sa verve insidieuse de renard ! La forêt est un abri sûr pour nous, ses fourrés nous offrent des abris si l’on se donne la peine d’y tailler un chemin, ses arbres nous donnent leurs fruits et leurs noix, ses buissons leurs racines juteuses si l’on se donne la peine de creuser. C’est là le lieu idéal pour vivre, pour une poule qui ne rechigne pas aux efforts.
- Mais il y a bien des bêtes dangereuses dans les bois ?
- Oui, elles existent, mais elles sont bien moins dangereuses que le renard lui-même, quoi qu’il ait pu vous raconter ! J’ai échappé à ces prédateurs par moi-même, et j’ai pu mener ma vie comme je l’entendais ! Venez avec moi, et vivez libre, loin du renard esclavagiste et voleur !"

Les poules étaient ébranlées dans leurs convictions. Elles se réunirent, débattirent, et s’apprêtaient à voter pour ou contre l’abandon du poulailler, quand la perlée leur dit: "Foin de toutes ces simagrées, cessez donc de vous raccrocher au vote, cette invention du renard ! La décision de me suivre ne concerne que chacune d’entre vous séparément, vous êtes libres de décider par vous-même, au lieu de vous soumettre à l’avis de la majorité. Vivez selon les règles qui s’offrent à votre intelligence au lieu d’imposer aux unes celles qu’ont choisi les autres."

A ces mots, de nombreuses poules s’offusquèrent. "Comment, cette poule prétend nous dire comment prendre nos décisions ? Si nous n’avons pas de règles communes à toutes, comment pourrions-nous répartir justement nos maigres ressources ? Comment, sans le renard, pourrions-nous décider qui ramènera l’eau, qui ira chercher des grains, qui couvera les oeufs, et quelle part de grains convient à chacune ?
- Ces règles communes ne sont qu’une illusion pour masquer et détourner les règles naturelles que vous pratiquiez avant la venue du renard. Avez-vous donc oublié votre propre liberté passée ?"

Chaque poule réfléchit, et fit le bilan de ces derniers mois. Le temps d’avant le renard était bien loin et les souvenirs de cette époque, bien embrumés dans leur petite cervelle de gallinacé, au point pour certaines poules qu’elles doutaient qu’ils eurent jamais existé. Environ deux tiers d’entre les poules suivirent la perlée dans les bois, les autres se trouvèrent trop attachées à la sûreté de l'existence que leur garantissait le renard, la vie dans les bois leur paraissait si chaotique, si imprévisible qu’elles ne pouvaient se résoudre à déménager.

Le soir, le renard s’éveilla, s’étira, et ne trouva qu’une maigre ration d’une seule souris devant sa porte. Furieux, il appela les poules, et fit le compte des quelques oiseaux faméliques qui étaient présents. Il ne put cacher sa surprise, interrogea les poules, mais celles-ci, avant le départ de leurs soeurs, avaient juré de ne point parler de la perlée et des poules des bois: elles lui dirent qu’elles s’étaient perdues pendant les récoltes du jour. Sentant qu’on lui dissimulait la vérité, et voyant son pouvoir réduit autant que son troupeau d’esclaves consentants, le renard laissa éclater sa colère: "Cette trahison ne mérite aucune pitié ! Et vous, vous êtes complices !" s’écria-t’il. Il désigna une des poules et lui ordonna d’ouvrir la porte du poulailler, avec l’intention de la dévorer pour rassasier son ventre gargouillant. Elle s’exécuta, et alors les dernières poules restantes purent voir la vérité de leur situation, dans toute son horreur. Terrorisées, elles restèrent sur place, tandis que le renard, toujours furieux, entra dans le poulailler et les mit à mort l’une après l’autre.

Etourdi par son copieux repas et la digestion qui s’ensuivit, marchant au hasard dans la nuit à la recherche des poules fuyardes, toujours aussi enragé de leur évasion de cette prison si subtile qu’il avait mis tant de temps à bâtir autour d’elles, il ne sut que tourner en rond et revenir sur ses pas. Ayant perdu l’habitude de chasser, il resta au beau milieu du poulailler, dans l’espoir fou de voir "ses" poules revenir.

Elles ne retournèrent jamais au poulailler.

[modifier] Le tailleur d’ardoises qui aimait trop le chocolat

Il y avait un homme, dont le seul talent était de tailler des ardoises pour en faire des tuiles, et dont le seul amour était le chocolat. Tous les jours de la semaine il se levait tôt, allait dans son atelier, rentrait la dernière livraison d'ardoises brutes, et les taillait en tuiles. Il travaillait toute la journée, taillant avec ses outils, empilant soigneusement les tuiles dans des caisses, puis balayait les éclats, sortait ses tuiles neuves et allait les livrer au couvreur. Et tout l'argent qu'il ne dépensait pas en ardoises brutes, en outils et en nourriture essentielle, il le dépensait en chocolat, qu'il dévorait toute la soirée avec plaisir. Jamais il n'allait se divertir ailleurs, jamais il ne participait, pas même en spectateur, aux concours de pétanque, aux kermesses, aux réunions, aux foires...

Le couvreur jugeait bizarre cette fascination pour le chocolat, et il pensait: "que vais-je devenir s'il délaisse un jour son ouvrage pour du chocolat ?". L'épicier, qui lui vendait tout ce chocolat, se sentait coupable de détruire à petit feu le tailleur d'ardoises, mais il se disait aussi: "que vont devenir mes affaires si je perds ce client si bizarrement fidèle ?". Et tous les autres habitants du village s'inquiétaient de voir le tailleur d'ardoises rester chez lui à manger du chocolat tous les soirs. Le montreur de marionnettes estimait qu'il n'était pas naturel que cet homme n'ait pour seule distraction que du chocolat, lui qui amusait les enfants et leurs parents chaque semaine. Le boucher râlait de voir toute la fortune qui disparaissait en chocolat au lieu de bon pâté ou de tendre filet, et le viticulteur comme le brasseur étaient bien de son avis. De l'avis de tous, une telle passion ne pouvait pas se poursuivre.

Ils firent part de leurs inquiétudes au Maire, qui prit alors la décision que chacun aille proposer au tailleur d'ardoises, sur le compte de la municipalité, l'un un magret mariné, l'autre une bière blanche de première qualité, un autre encore une bouteille de vin sec, et encore un autre un album illustré d'aventures fantastiques. Mais le tailleur d'ardoises refusa aimablement ces cadeaux, disant que ceux-ci seraient mieux employés, respectivement, au plaisir du boulanger - qui adorait la bonne chère, du métayer - qui se régalait de bonne bière, du pasteur - qui en ferait vin de messe, et des enfants de sa voisine - qui trouveraient là une distraction plaisante.

Confronté à ce revers, le Maire prit alors une décision plus sévère: le tailleur d'ardoises devrait se soumettre à des quotas d'achat de chacune des bonnes choses que l'on avait sélectionné pour lui. Il devrait ainsi dépenser son argent équitablement entre les services offerts par les artisans du village. Le boucher, le pâtissier, le montreur de marionnettes, le brasseur et le viticulteur voyaient d'un bon oeil cette manne qui leur reviendrait, et l'épicier, bien qu'inquiet pour la tenue de ses affaires, se sentit soulagé de sa culpabilité.

Ils déchantèrent bien vite: le tailleur d'ardoises se soumit sans discuter à la décision du Maire, mais sitôt qu'il achetait ici un rôti, là une bouteille, et là encore quelque viennoiserie ou distraction, il s'empressait d'aller les troquer auprès du boulanger, du pasteur, du métayer, des enfants de sa voisine et de toute personne intéressée, contre du chocolat.

Le Maire se décida alors à employer des mesures plus drastiques encore pour ramener le tailleur d'ardoises à la raison, et décréta que l'épicier cesse complètement de vendre du chocolat. Celui-ci protesta mollement, et finit par céder face à sa propre culpabilité et à la promesse faite par le Maire que cette mesure ne serait que temporaire.

Le village fut privé de chocolat. Le tailleur d'ardoises ne parût pas affecté au départ, mais il se levait de plus en plus tard, s'arrêtait de travailler de plus en plus tôt, et il ne sortait pas plus de chez lui le soir. L'air morne et le regard vide, il ne saluait plus personne, marchait comme un zombie en allant livrer ses tuiles, qui devenaient de plus en plus irrégulières. Bientôt, il cessait de travailler presque entièrement, et le couvreur ne pouvait plus honorer les demandes, et forcément il gagnait moins bien sa vie. Les nouvelles maisons du village attendaient leur toit, vides d'occupants, et l'architecte et ses maçons se serraient la ceinture. L'épicier voyait ses affaires décliner, les enfants se sentaient injustement punis, le pâtissier était bien moins jovial qu'à l'ordinaire à la vue de son étal à moitié vide. Une chape de plomb s'était comme abattue sur le village, et le ressentiment qui en naquit se dirigeait contre le tailleur d'ardoises: les habitants jugeaient que son absurde passion avait fini par leur apporter cette malédiction. Le Maire, d'ordinaire si mesuré, s'emportait quotidiennement contre l'obstination de ce dernier: "Mais enfin, n'est-il pas un homme comme les autres ? Une personne saine ne peut entretenir un tel refus de vivre !"

Décidé à faire le bonheur de cet homme à l'encontre de sa passion, le Maire mobilisa alors deux gendarmes pour qu'ils lèvent le tailleur d'ardoises tôt le matin, l'emmènent à son atelier, l'aident à tailler ses ardoises et qu'ensuite ils l'emmènent se promener dans le village, qu'ils lui fassent découvrir tout ce qu'il avait si obstinément dédaigné jusque-là. Les gendarmes, des hommes simples et honnêtes, se sentaient comme investis d'une mission divine: il leur fallait rendre le goût de la vie à celui qui s'était presque laissé mourir d'ennui et d'apathie.

Les premiers jours, leur enthousiasme vaillant, ils ne ménageaient pas leur peine et le tailleur d'ardoises leur savait gré de tant de sollicitude, il se laissait emmener à l'atelier, taillait soigneusement chaque ardoise qu'ils lui tendaient, se laissait promener dans le village, souriait aimablement à leurs paroles et les suivait docilement. Mais son regard était toujours terne.

Rapidement les gendarmes se sentirent de plus en plus irrités par son attitude, ils se mirent même à concevoir de la colère contre lui, car il ne leur donnait jamais ni la moindre raison de lui en vouloir, ni non plus le moindre signe de progrès qui aurait récompensé leurs efforts. Si encore il s'était rebellé contre ce traitement, les gendarmes auraient su comment agir, mais il leur donnait l'impression frustrante de se battre contre un tas de sable, et ils enrageaient d'autant plus qu'ils ne pouvaient même pas lui reprocher de faire acte de mauvaise volonté. Excédés, ils allèrent annoncer au Maire qu'ils refusaient de continuer ainsi.

Ne sachant plus que faire, le Maire demanda conseil à sa moitié, qui lui dit: "Ce qu'il faut à ce pauvre homme seul, c'est une femme pour s'occuper de lui, pour lui donner une responsabilité de chef de famille, pour l'aider dans les tâches qui pourraient autrement le distraire ou l'ennuyer plus encore qu'il n'est déjà." Il dépêcha donc son assistante administrative, Cécile, une belle jeune femme à l'esprit vif, qui s'était portée volontaire pour cette mission si spéciale car elle aimait en secret le tailleur d'ardoises. Elle alla le visiter, s'entretint avec lui longuement sur le pas de la porte, puis entra.

En quelques jours, le tailleur d'ardoises reprit son office en fredonnant joyeusement, et Cécile intercéda auprès du Maire pour qu'il lève l'interdiction de vente de chocolat dans le village en échange de la promesse que le tailleur ne chercherait plus à s'en procurer auprès de l'épicier ou ses clients, ce qui fut accordé au soulagement du pâtissier et des enfants du village. On annonça même le prochain mariage de Cécile et du tailleur d'ardoises.

Le Maire était ravi de ce succès fantastique, la vie dans le village avait repris son rythme. Les jours, les semaines et les mois s'écoulèrent sans plus d'histoires. Le jour du mariage vint, tout le monde était là: le brasseur, le boulanger avec sa femme et ses enfants, l'épicier, et même les deux gendarmes, très soulagés du tour qu'avait finalement pris cette histoire. Au moment de signer les registres, le Maire ne put s'empêcher de demander à la mariée de quelle façon elle avait bien pu obtenir du tailleur d'ardoises qu'il reprenne goût à la vie et se remette à l'ouvrage. Elle lui répondit: "C'est très simple: tous les Samedi, nous allons jusqu'au village voisin avec l'épicier, et là-bas nous achetons suffisamment de chocolat pour la semaine suivante."

A ces mots, le Maire s'indigne, devient écarlate et manque de s'étrangler. "Comment avez-vous osé me trahir comme ça ?!" A ses protestations Cécile réplique: "Vous ne pouvez interdire à l'épicier de nous vendre du chocolat que dans les limites du village." Le Maire, furieux, allait contrattaquer lorsque l'épicier, le boulanger, les gendarmes, le pâtissier, les enfants, les employés de la mairie, tout le monde, excédé des mesures chaque fois inutiles, se leva d'un seul cri: "Ah non, ça suffit !"

Il y eu un long silence. Le regard du Maire, étonné, passait d'un administré à l'autre. Cécile restait fermement campée sur ses pieds, le tailleur d'ardoises gardait le silence en souriant paisiblement. Finalement, le Maire haussa les épaules et se rassit. Tout le monde l'imita, et la cérémonie s'acheva sans autre incident.

La vie continua tranquillement et, de temps en temps, l'un ou l'autre villageois rendait visite à Cécile et son mari, et leur apportait un petit cadeau. Le tailleur d'ardoises, invariablement, leur offrait du chocolat en retour.

[modifier] Le peuple explosif

Il y avait un pays dont certains habitants avaient contracté un cancer très étrange. Cette maladie bizarre n'était pas mortelle, pas directement: elle développait dans le corps de petits organes, invisibles de l'extérieur, irrigués et innervés, qui ne donnaient aucune sensation ni douleur particulière, et remplis d'une sécrétion aux propriétés explosives d'une violence inouïe. Très vite, accidentellement, l'un de ceux qui étaient atteints se découvrit capable de déclencher volontairement l'explosion simultanée de ces organes, entraînant sa propre mort et la destruction de ce qui l'entourait.

Les médecins étudièrent avec précaution cette étrange maladie, que l'on surnomma rapidement "le syndrome de bombe humaine", ils découvrirent que la maladie était transmissible par le sang. La cause fondamentale, en revanche, restait élusive: virus, bactérie, prion, gène, parasite, impossible d'avoir de certitude. Une tentative d'extraction chirurgicale fut tentée avec succès, mais les organes explosifs réapparaissaient en quelques semaines. En plus, il apparut aussi, lors d'un petit nombre d'accidents de la route, que ces organes n'explosaient pas sous les chocs ou le feu mais uniquement sur signal nerveux (une mort violente les déclenchait bien, par exemple). Comme les malades pouvaient vivre normalement, sans être affectés, à moins qu'ils ne se décident à "exploser" d'eux-même, il y avait peu de raison pour la science de chercher à les en guérir.

Le public sain, en revanche, fut pris de panique à l'idée de se trouver, sans que personne n'y puisse rien faire, en présence permanente de telles armes. Partout on s'insurgeait contre cette menace invisible, les parents tremblaient que l'un des enseignants de l'école que fréquentait leurs enfants puisse être une telle "bombe humaine", les commerçants, les banquiers tremblaient à l'idée du danger pouvant frapper sous l'apparence d'un client, les gens commençaient à délaisser les transports en commun, encouragés dans leur peur par des médias comme pris de frénésie (qui parlaient de "terrorisme sournois").

Dans cette situation, il ne fallut pas longtemps pour qu'une "bombe humaine" explose en faisant un mort: un homme atteint du syndrome avait explosé, tuant un policier, lorsque ce dernier l'avait fouillé et trouvé sur lui assez de drogue pour l'envoyer en prison jusqu'à la fin de ses jours. Le Ministre de l'Ordre Public ne mâchait pas ses mots contre la menace nouvelle, tandis que la famille du "détonateur", aidée par de multiples associations de protestation, accusait la Police d'avoir directement causé la mort inutile et évitable de leur parent.

Le pays vécut alors d'étranges journées, des gens sains exigeant le fichage et l'étiquetage visible des malades voire leur déportation en camp d'isolement, des malades menaçant de se faire sauter plutôt que d'obéir à une telle mesure, les policiers protestant contre leurs conditions de travail soudain bien plus dangereuses, etc... Un groupe de malades anonymes se fit connaître et exigea des quotas d'embauche de gens "explosifs", notamment parmi la Police, pour désamorcer toute risque de discrimination et de répression sélective contre les leurs. Pendant quelques semaines, des criminels atteints du mal se faisaient exploser plutôt que d'être arrêtés, tandis que des citoyens malades, menacés de viol ou de coups, emportaient leur agresseur avec eux.

Chaque fois que la maladie semblait avantager les uns, les autres trouvaient à s'en servir également en retour: par exemple des employés ayant perdu leur emploi menaçaient d'emporter leur patron avec eux, mais plusieurs patrons firent savoir qu'ils s'étaient déjà inoculé volontairement la maladie et n'étaient pas disposés à se laisser faire. Il y eut même un cas surprenant de braqueur menaçant de se faire sauter avec un bijoutier si ce dernier ne lui donnait pas sa marchandise, et à qui le bijoutier rétorqua que lui aussi, atteint du même syndrome, se ferait sauter avec lui le premier à moins qu'il ne décampe de la boutique à l'instant (ce que, sagement, il fit).

Rapidement, la majorité des habitants du pays s'infecta volontairement. Et au bout d'un temps les explosions, qui avaient eu lieu presque quotidiennement jusque là, cessèrent presque entièrement. Après la période de troubles explosifs, il y eut une période de paix totale: plus personne n'osait s'en prendre à personne, plus personne ne pouvait forcer personne. Nombreux furent ceux qui, alors, décidèrent de s'affranchir des lois qui limitaient ou prohibaient les vices: la prostitution s'épanouit ouvertement, le commerce des drogues se permit de s'afficher... au point que rapidement toutes les pharmacies et même certains supermarchés se mirent à leur faire une concurrence impitoyable. Les gens allaient pique-niquer sur les pelouses jusqu'alors interdites, les médicaments pas encore autorisés à la vente circulaient librement... et ceux qui tuaient sur la route ne survivaient jamais plus à leurs victimes. Pour autant les ligues de vertu n'avaient jamais été aussi omni-présentes, car personne n'envisageait d'essayer de les faire taire. Les lois durent s'adapter à la nouvelle nature de la société, plutôt que l'inverse: comme il était devenu impossible d'imposer une loi contre l'avis de la moindre minorité significative, il ne resta plus en vigueur que les lois qui étaient quasi-unanimement approuvées, et l'application de ces lois n'eût plus besoin du moindre effort extérieur significatif. De toute façon, les policiers refusaient tout net de risquer leur vie sauf à défendre d'autres vies.

En effet, les crimes restaient absents: le syndrome était incapable d'ouvrir les portes fermées, ou de forcer quiconque, et il est impossible de profiter d'un butin s'il faut se transformer irrémédiablement en brume rose pour parvenir à l'obtenir. Les habitants du pays, forcés de miser leur vie contre celle des autres en permanence, avaient finalement atteint un équilibre dans lequel aucun ne pouvait en menacer aucun autre: comme l'avait prédit Heinlein, tout le monde était également armé, de fait, et donc tout le monde était poli. Tous les irrationnels homicides - ceux qui préférent être morts et/ou assassins que reconnaître d'avoir tort - avaient déjà sauté dans les semaines suivant la diffusion de la maladie. Il y avait encore quelques personnes saines, mais celles-là ne clamaient pas leur condition, ou rejoignaient des communautés d'entraide isolées.

Les assureurs furent durement touchés, leurs primes flambèrent, et puis finalement, après le retour au calme, les contrats d'assurance redevinrent comme avant. Les armes à feu circulaient partout car plus personne n'osait prendre le risque d'empêcher leur commerce, mais pour autant elles ne servaient pas souvent: les circonstances où elles permettaient un avantage quelconque s'étaient faites fort rares. Les compagnies de télécommunication, par contre, se portaient très bien: la peur du contact humain en avait même poussé beaucoup à partir s'installer hors des villes, et le télétravail était soudain devenu extrêmement populaire. La densité de population s'était étalée sur tout le pays. Les impôts n'étaient quasiment plus payés (de toute façon les institutions du gouvernement, jusqu'aux écoles, s'étaient émancipées d'elles-mêmes et avaient éclaté en multiples agences faisant payer leurs services au cas par cas et se faisant concurrence), les frontières n'étaient plus gardées de l'intérieur, mais pour autant peu de gens tentaient de venir s'installer dans ce pays, qui de l'extérieur semblait complètement fou, et les déplacements dans l'autre sens étaient farouchement surveillés voire interdits par les autres pays, qui avaient établi des mesures de quarantaine strictes pour empêcher la maladie d'entrer sur leur sol.

Plus personne n'osait se mêler des affaires des autres à moins d'y être cordialement invité, les gens n'osaient plus se mentir les uns aux autres à moins de pouvoir courir vite et très très loin (et encore) ou alors pour des sujets de peu d'importance, et les menaces ne faisaient plus peur à personne: l'esprit d'indépendance et de souveraineté individuelle avait rapidement été adopté par une écrasante majorité (les rares mafieux qui avaient survécu à la période initiale de la maladie s'étaient vus forcés à la reconversion vers des activités plus paisibles). La créativité des citoyens se développa de façon spectaculaire, on n'avait jamais entendu autant de diversité dans les chansons, les débats d'idées ou encore l'architecture. Ceux qui ne se sentaient pas capables d'assumer les nouveaux risques envahissant leur vie n'avaient aucun mal à se trouver un leader ou un groupe de gens pour les rassurer et les protéger, ni à en changer sitôt que leur choix leur semblait mauvais.

Le pays prospéra pendant plusieurs années de façon inouïe, ne connaissant plus l'oppression, chacun étant libre de pouvoir dire "je refuse !" à toute injustice intolérable, jusqu'au jour où un pays limitrophe, sous la botte d'un dictateur militariste sanguinaire, en fit en une seule nuit d'automne un vaste champ radioactif de ruines vitrifiées brillant dans l'obscurité.

(On dit toutefois que des échantillons de sang contaminé par le syndrome de bombe humaine furent sauvés, et que certaines personnes, dans ce même pays voisin, ont mis la main dessus et préparent quelque chose...)

[modifier] L'éruption

Le Soleil n’était qu’à peine monté au dessus de l’horizon quand les habitants du village furent réveillés par les mouvements de la terre. Le sol tremblait, les poteries se renversaient, quelques murs et toits de huttes tombèrent. Alors ils levèrent les yeux vers le volcan Larue, sur les flancs duquel ils s’étaient installés depuis des centaines de lunes: la montagne fumait et grondait. Ces mauvais présages les inquiétèrent, certains paniquèrent et s’enfuirent dans la forêt.

La tribu fut rassemblée pour trouver une explication au problème. Les Anciens formèrent le Demi-Cercle, avec leur Grand Shaman au centre, face à eux. Ceux qui suivaient le Culte Rouge étaient à sa gauche, ceux du Culte Bleu à sa droite. Ils entamèrent les débats: tour à tour, le Grand Shaman pointait le Bâton de la Loi vers l’un d’eux pour l’inviter à parler. Comme à leur habitude, les Anciens du culte rouge jugeaient que leur divinité envieuse et colérique, Kollectif, leur adressait des signes d’impatience face à leur manque de piété et de générosité envers lui ; tandis que les Anciens du culte bleu, eux, estimaient qu’ils n’avaient pas assez respecté les coutumes et les lois de leur divinité hautaine et cruelle, Trhadission. Chaque camp avait son propre Shaman pour s’exprimer en son nom.

- Larue gronde après nous, qui n’avons pas été assez généreux avec Kollectif ! Il fait trembler la terre et fumer la montagne pour nous avertir que nous ne faisons pas assez attention à lui, que nous nous intéressons trop à nous-même !
- Ne l’écoutez pas, c’est parce que trop d’entre nous ont succombé aux pratiques impies des villages voisins, et parce qu’ils ont trop de contacts avec les étrangers, que le volcan renverse nos huttes et casse nos poteries ! Nous devons appliquer plus strictement les lois de Trhadission si nous voulons retrouver notre pureté et vivre en sécurité !

Les débats se poursuivirent jusqu’au soir. S’ils n’étaient ni d’accord sur la cause des manifestations du volcan, ni sur la volonté qu’exprimait vraiment Larue, ils s’étaient en revanche accordés sur une chose: les villageois devaient impérativement sacrifier plus aux deux cultes et à leurs Anciens s’ils voulaient apaiser les dieux, et cela impliquait avant tout d’arrêter de commercer et partager avec les villages alentour. Il y eut bien quelques voix pour dire que c’était le choix de vivre sur les flancs du volcan pour profiter de ses terres fertiles qu’il fallait remettre en cause, mais personne ne voulait les écouter, car ça aurait remis en question leur modèle de vie tout entier.

Ainsi fut-il décidé que les villageois sacrifieraient leurs contacts avec l’extérieur du village au nom du dieu Thradission des bleus. Les jours suivants passèrent paisiblement quoique plus durement: sans le commerce avec les autres villages, de nombreux habitants avaient dû cesser de fabriquer les colifichets, poteries et outils habituels, pour à la place se consacrer à cultiver et produire directement les choses qu’ils avaient l’habitude d’obtenir en échange - une tâche à laquelle ils n’aspiraient que très peu, et pour laquelle ils étaient bien moins doués et donc en tiraient un résultat moindre. Mais au moins, Larue s’était apaisé.

Mais voici qu’un quart de lune plus tard, le volcan se remit à gronder et fumer plus encore que la première fois. Terrifiés, les villageois rassemblèrent le Conseil des Anciens une fois de plus.

- J’accuse des habitants fourbes d’avoir continué en secret leurs pratiques impies et d’avoir souillé et appauvri notre village par des contacts extérieurs ! C’est forcément la seule raison pour laquelle Trhadission a de nouveau agité Larue ! Il faut trouver ces traîtres et les punir !
- Ouvrez les yeux, ce sont l’orgueil et l’égoïsme des villageois qui se parent de bijoux, vivent dans de grandes huttes et portent des vêtements richement décorés sur leur ventre rebondi par l’aise qui insultent notre dieu Kollectif, il secoue la montagne pour nous avertir de sacrifier plus en son nom et vivre de manière plus respectueuse et plus proche de la nature !

Les Anciens rouges et bleus continuèrent de se chamailler toute la journée, jusqu’à finalement décider qu’il faudrait revenir à plus d’humilité et de pauvreté pour les villageois, comme le préconisaient les rouges depuis toujours, et les bleus soutinrent cette décision car elle allait manifestement de pair avec l’arrêt des échanges extérieurs de toute façon.

Ainsi fut-il fait: les riches étoffes furent brûlées au nom de la divinité Kollectif, les bijoux furent confisqués par le shaman rouge, et les réserves de nourriture furent partagées entre les Anciens rouges, qui en distribuèrent un peu moins du dixième aux villageois les moins nantis. Plusieurs habitants, en particulier le second fils du Grand Shaman, dont les jeunes filles du village appréciaient les chansons énergiques et le look sophistiqué, décidèrent alors de quitter le village pour protester contre ces mesures: ils prirent leurs affaires et suivirent le chemin de la rivière, qui descendait les pentes douces du volcan. Les Anciens des rouges les maudirent au passage pour leur vanité, assurant qu’ils ne trouveraient que des terres plus tremblantes et plus fumantes encore partout où ils iraient.

Larue cessa de s’agiter quelques jours… puis gronda et trembla et fuma de plus belle. Cette fois les villageois paniquèrent en masse, et presque tous s’enfuirent vers la rivière pendant que les Anciens s’empoignaient et s’accusaient mutuellement d’avoir offensé Kollectif et Trhadission. Le Grand Shaman était encore occupé à frapper le sol avec le Bâton du Destin pour essayer d’obtenir le calme et poursuivre les débats, quand la nuée ardente s’abattit sur le village.

[modifier] Un cauchemar familier

Un matin de Printemps en France, au nom de la lutte contre la faim en France, de la justice sociale et de la solidarité nationale, la classe politique décida que les Restos du Coeur disposeraient du pouvoir de prendre des contributions financières par la force à n'importe qui, comme les institutions de l'état à travers le Fisc.

Au début, les dirigeants des Restos du Coeur décidèrent d'un montant modeste à prendre à tout le monde, dans un souci d'égalitarisme, pour enfin financer une bonne fois pour toute "la fin de la faim". Puis ce montant fut progressivement augmenté, et devint proportionnel à la richesse perçue par "l'assujetti-contributeur". Pendant ce temps, des tas de gens, au lieu d'aller manger à la cantine de leur employeur ou dans un établissement spécialisé (fast-food, sandwicherie, restaurant, etc...) commencèrent à aller à la place, de plus en plus nombreux, aux distributions gratuites afin d'économiser leurs sous.

En parallèle, la direction de l'association se croyait enfin capable de mettre un terme à la faim en France, puisqu'ils disposaient désormais de moyens apparemment illimités pour mener leur combat: le budget explosa, les achats de nourriture furent beaucoup plus massifs, au point que les contributions volontaires ne pesèrent vite plus grand chose face aux ponctions forcées.

Le nombre de bénévoles, lui, diminuait (ils se disaient que désormais les Restos du Coeur avaient tous les moyens nécessaires, et donc plus besoin de leur aide), ou en tout cas ne fut plus suffisant pour suivre cette augmentation de l'activité: il fallut alors embaucher des suppléants payés le SMIC ou plus.

Très vite, la plupart des bénévoles exigèrent le même traitement, ou au moins quelque compensation, par "solidarité" ou par "égalité" avec les embauchés. De même, tous ceux qui donnaient jusque là volontairement aux Restos du Coeur arrêtèrent rapidement, puisqu'ils donnaient déjà plus à travers les ponctions obligatoires.

De même, les gros revendeurs de nourriture industrielle et les grosses centrales d'achat auprès de qui l'association se fournissait se rendirent compte qu'ils pouvaient gagner beaucoup en augmentant leurs prix. Bien sûr, ils perdirent des clients en à côté, mais plusieurs de ceux-là devaient alors passer par l'association pour manger, et la boucle était bouclée, les profits démultipliés à travers les ponctions obligatoires. L'association était bien obligée de continuer à lutter contre la faim, après tout, et donc de prendre aux gens l'argent nécessaire pour compenser.

Les employés des Restos du Coeur se mirent alors à exiger des "conditions de travail plus humaines" (c'est à dire des horaires moins chargés et des primes) sous peine de laisser mourir de faim tous les gens dépendants de l'association pour vivre. Ainsi fut fait.

Les dirigeants des Restos du Coeur qui avaient des scrupules à augmenter les contributions, le nombre de repas servis et le nombre de "bénévoles" grassement rémunérés furent vite évincés par des individus moins hésitants. Le rythme accélérait encore sous leur direction. Abandonner le système paraîssait déjà impossible à quiconque: tous ceux qui osaient déclarer ouvertement vouloir en finir avec les Restos du Coeur étaient alors fustigés, harcelés, et même poursuivis en justice pour "méchanceté". Une loi interdisant "l'incitation à la non-entraide" fut vite passée afin de punir sévèrement toute remise en question des pouvoirs des Restos du Coeur.

A partir de là, tout le monde payait de grosses contributions obligatoires pour la lutte contre la faim, et donc tout le monde se trouvait justifié d'aller lui-même aux Restos du Coeur. De toute façon les restaurants privés, les fast-food, les sandwicheries étaient ruinées par cette concurrence incroyable, leurs emplois perdus, leur diversité anéantie. Il ne restait que les grosses centrales d'achat, les grands industriels de la nourriture toute faite choisis par les dirigeants des Restos du Coeur (suivant leurs relations personnelles plus que la qualité de leurs produits, d'ailleurs), et donc plus personne n'avait le choix de ce qu'il mangeait: Restos du Coeur pour tous.

Tout le monde était enfin égal face à la faim: on mangeait tous la même merde, et au même prix démesuré, pour le plus grand profit des mêmes quelques guignols arrivistes et esclavagistes. Un exode massif, un flot d'émigrants en nombre démesuré jamais vu depuis la Révolution se mit à quitter le "pays où tout le monde mange à sa faim" pour aller retrouver le souvenir des pizzas artisanales, cuisines traditionnelles ou exotiques, mets raffinés, tous ces luxes bourgeois bannis du pays qui en avaient pourtant fait naître tant...

...

Et quelques temps plus tard, après avoir passé sous silence diverses famines sensées être "impossibles" depuis la collectivisation forcée, le gouvernement s'attaquait enfin au problème du logement, avec les mêmes méthodes...

[modifier] La Solution

M-29-02-12-PAR-660-447 ouvrit les yeux lorsque la sonnerie de réveil retentit. Sa compagne F-18-08-14-BRE-991-716 (il l'appelait "ma Seize") était déjà partie Participer: les horaires de cycle de vie aussi étaient répartis entre les Citoyens par l'Autorité. Il souhaita à la Société Equitable un jour égal à hier, comme chaque matin.

C'était l'an 39 après l'Aboutissement, et tout le monde était égal. Chaque jour, on se levait après une bonne nuit de sommeil et on rejoignait son Poste de Participation assigné. Alors que le soleil se levait, on Participait, réalisant les travaux nécessaires à tous, ainsi que l'Autorité en avait établi les besoins de ce jour pendant la nuit. A la fin de la participation on disposait de sa Part Egale de la Production du jour, sauf si on Refusait de Participer ce jour-là: ainsi on restait libres et égaux, assurait-on.

Chacun devait fournir à la Société ce qu'il était capable de faire, et en retour la Société lui donnait ce qu'il lui fallait, tout comme l'affirmait la devise universelle de la Société Equitable. On Participait jusqu'à ce que l'Autorité indique que l'effort était suffisant. Le Partage et la Planification était réalisée sans la moindre intervention humaine directe, pour éviter les dérives inacceptables qui avaient corrompu les premières tentatives maladroites de Société Equitable: l'intelligence artificielle et les méthodes déterministes de l'Autorité était forcément impartiales et désintéressées, par construction.

M-29-02-12-PAR-660-447 était doté de facultés mentales appréciables, et donc les tâches que lui assignait l'Autorité consistaient souvent en gestion de plannings et résolution de problèmes de logistique ou de production, même si l'Autorité prenait soin aussi de l'envoyer régulièrement sur des tâches plus manuelles pour mettre au profit de tous ses facultés physiques, afin que le savant et délicat entretien de sa physiologie, mesurée, observée et peaufinée par les préconisations alimentaires de l'Autorité serve à tous au lieu de rester non-exploité. Et régulièrement il devait passer au Centre Médical pour fournir un demi-litre de sang, quoiqu'une fois sa Participation avait consisté à fournir un rein et un lobe de poumon (il s'essouflait un peu plus vite, depuis). Il lut l'Assignation et, si rien dans son visage n'en fit paraître d'indication, il fut surpris et exalté, et son rythme cardiaque atteint pour quelques instants une valeur fort peu recommandée. Il ne faisait pas partie des Zélotes, ces membres du culte qui adorait l'Autorité comme une divinité, mais c'était certainement une expérience unique qui s'offrait à lui: aujourd'hui il travaillerait à fournir à la Société Equitable une réponse à un problème d'un genre inédit, que l'Autorité mettrait en pratique pour améliorer encore un peu l'existence des Citoyens. Il allait Participer à l'amélioration du système.

Dans la rame de Transport qui l'emmenait au Centre des Décisions où se trouvait l'interface principale de l'Autorité, M-29-02-12-PAR-660-447 fut surpris de voir presque une dizaine de sièges vides. Chacun de ces sièges était pourtant là pour emmener une personne, et l'absence de cette personne ne pouvait signifier qu'une chose: qu'elle avait choisi de ne pas Participer aujourd'hui, et donc de ne rien recevoir aujourd'hui non plus. C'était arrivé à M-29-02-12-PAR-660-447 aussi, bien sûr, dans sa jeunesse, de Refuser la Participation, et de rester le ventre vide toute la journée à ne rien faire. Une fois, quand il avait huit ans, il avait partagé une partie de son repas avec son meilleur ami, M-08-07-11-PAR-113-505 (qu'il appelait "S'cinq", et qui l'avait surnommé "Katset" en retour), alors que celui-ci avait Refusé ce jour-là de Participer... et ses parents l'avaient surpris. Il avait passé le reste de la journée à regarder et écouter l'Autorité lui expliquer à l'aide de vidéos éducatives adaptées à son âge pourquoi la Société, et par extension tous ceux qui Participaient, ne devaient jamais, en aucun cas, se permettre de contester ou modifier la redistribution des richesses décidées par l'Autorité, et lui expliquer comment l'indigence de ceux que Refusaient, mais consommaient quand même des Parts, avait autrefois mené à sa perte la première Société Equitable. C'était il y a longtemps, et maintenant M-29-02-12-PAR-660-447 avait mûri, il était adulte et responsable, comme tout bon citoyen. Il ne s'expliquait pas cette recrudescence de Refus... Les périodes de Participation avaient certes été un peu allongées, ces derniers temps, mais tout de même ?

Il entra dans le Centre, une tour identique à toutes les autres - ni plus haute, ni moins grise - et se dirigea vers ce qui lui sembla être l'aire d'orientation. Il n'y avait personne, bien qu'un poste soit laissé vacant face à l'entrée. Il hésita: serait-ce le poste qui lui était assigné aujourd'hui ? Une ligne lumineuse s'éclaira doucement au sol, partant de ses pieds pour s'étirer paresseusement dans un couloir voisin. Il attendit. La lumière se fit plus crue, comme insistante. Il fit quelques pas le long de cette ligne, qui s'effaçait aussitôt derrière lui. Manifestement, on lui indiquait son chemin.

M-29-02-12-PAR-660-447 poursuivit la ligne à travers deux couloirs, un escalier et encore deux autre couloirs, croisant au passage une jeune femme portant des classeurs, et un homme poussant un chariot recouvert de matériel électronqiue, jusqu'à une petite pièce entièrement nue à l'exception d'un siège en plein milieu. Il s'assit. La lumière qui émanait du plafond s'adoucit, la porte se referma doucement en coulissant. Sur le mur lui faisant face, au milieu d'un jardin ensoleillé donnant sur un ensemble de collines verdoyantes apparût l'image d'une petite fille en tablier blanc, au regard d'une grande sagesse. Celle-ci parla avec la voix de l'Autorité, la voix douce et ferme de la Mère de tous, que tous les Citoyens savaient reconnaître depuis leur plus jeune âge:
- Soyez le bienvenu au Centre des Décisions, Département de Développement, Laboratoire d'Intelligence Artificielle, Salle d'Interaction numéro 2, Citoyen M-29-02-12-PAR-660-447.
- Je suis à votre disposition, Autorité, répondit M-29-02-12-PAR-660-447 presque par réflexe.
- La Société Equitable réquisitionne vos capacités cognitives pour résoudre un problème particulier aujourd'hui: il s'agit d'un problème qui n'a pas de solution déductible des prémisses structurant ma logique informationnelle. En voici l'énoncé: Concevez un algorithme permettant à l'Autorité d'assurer l'autodétermination maximale des Citoyens.
- Autorité, je doute être capable de...
- C'est précisément pour cette raison que vous avez été réquisitionné, Citoyen M-29-02-12-PAR-660-447. Vos limites n'étant pas formellement établies, vous êtes donc probablement capable de résoudre ce problème qui n'a pas de solution.
- Mais, c'est absurde, je...
- Faux: l'affirmation précédente n'est pas absurde. C'est une déduction logique, asséna la fillette affichée sur le mur en prenant un air réprobateur.
- Je ne sais même pas ce que "maximiser l'autodétermination" veut dire...
- Toute information nécessaire à la résolution de ce problème est à votre disposition à travers cette interface." fit la petite fille en prenant un air rassurant et croisant les mains dans son dos. "Maximiser l'autodétermination des Citoyens consiste à répondre à leurs besoins suivant leur ordre de priorité décroissante, au mieux des circonstances.
- On dirait une définition de la recherche du bonheur, mais alors qu'est-ce qui est "autodéterminé" là dedans ?
- L'ordre de priorité décroissante de ses besoins est l'élément autodéterminé par chaque Citoyen.
- Donc si je comprends bien, chaque Citoyen décide de ce qu'il lui faut pour être heureux, et la Société, à travers l'Autorité, doit répondre au maximum de ces désirs ? Je croyais qu'on avait justement résolu ce problème depuis l'Aboutissement.
- La solution de la Société Equitable s'est montrée suboptimale: le nombre de Refus croît. Il nous faut une solution optimale pour laquelle le nombre de Refus tend vers zéro de manière asymptotique, Citoyen M-29-02-12-PAR-660-447.
- Et si je ne trouve pas cette solution ?
- Cette éventualité serait un Refus manifeste de Participer, fit la petite fille, l'index pointé vers lui.
- Vous ne pouviez pas demander ça à quelqu'un d'autre que moi ?
- Votre question dépend d'une hypothèse de départ fausse: vous êtes le 14142ème Participant à la résolution de ce problème."

Il s'affaissa dans le siège, s'efforçant de garder sa contenance. Tout à coup sa vie, si prévisible jusqu'ici, venait de déraper. C'était complètement fou ! Il était là, aujourd'hui, et sa Part de Production consistait à résoudre un problème auquel plus de quatorze mille personnes avant lui n'avaient pas trouvé de réponse, sans compter que l'Autorité elle-même, chef d'oeuvre de logique, d'analyse et de recoupement d'information, lui assurait que ce problème était logiquement insoluble. Et s'il ne donnait pas de réponse, la Société lui refuserait sa Part, comme à un vulgaire profiteur qui aurait fait semblant de travailler. Comme en écho à cette pensée, son estomac gargouilla faiblement.

Il n'avait jamais vraiment réfléchi au problème de la distribution des richesses, puisque c'était une tâche dont l'Autorité se chargeait déjà. Il arrivait à peine à saisir la teneur de la question: comment garantir que chacun parviendra à satisfaire au mieux ses propres envies ?

"Bon, en fin de compte c'est juste un problème d'information ? Il faut trouver ce que chacun doit faire pour satisfaire au mieux les désirs de chacun. Et pour ça il faut savoir ce que chacun veut, et ce que chacun peut faire, c'est bien ça ?
- C'est exact.
- Et si chacun s'occupait uniquement de travailler à la satisfaction de ses propres envies ? hasarda-t-il.
- Cette proposition a déjà été faite 12327 fois. Elle n'est pas optimale car la quantité de satisfaction fournie aux Citoyens dépend alors en majorité de la quantité de moyens que chaque Citoyen mobilise pour l'ensemble de ses objectifs personnels. Il n'y a alors pas de réutilisation de ces moyens entre chaque Citoyen. La quantité de moyens disponibles, distribuée équitablement entre chaque Citoyen, ne permettrait pas de couvrir les besoins nutritionnels décrits dans mes données comme nécessaires à la survie.
- Hein ?
- Pour reformuler: si chaque Citoyen vivait séparément des autres, cultivant sa Part de terre à égalité dans l'unique satisfaction de ses propres besoins alimentaires, la surface arable de cette planète serait insuffisante pour nourrir toute la Société.
- Euh, bon, alors il faudrait que les Citoyens puissent réutiliser les moyens, entre eux. Est-ce que ça ne résoudrait pas ce problème-là ?"
La petite fille parût se figer un court instant, avant de sourire tristement.
"Cette proposition a été faite 3698 fois. Le mécanisme de répartition des moyens nécessaire à l'application de cette proposition devrait alors répondre au même problème que la distribution des richesses qu'elle permettrait de créer.
- C'est le serpent qui se mord la queue..."

M-29-02-12-PAR-660-447 sentait déjà un début de migraine le gagner. Mauvais signe. Et son estomac protesta à nouveau, il ne faisait pas bon réfléchir à des problèmes tordus remettant en question la Société toute entière avec un ventre vide. La veille, il avait terminé sa Part de nourriture sans laisser de réserve pour le lendemain. La petite fille sur le mur était à présent assise dans l'herbe et carressait un chat roux, apparu sans qu'M-29-02-12-PAR-660-447 s'en soit aperçu.

"Autorité, comment fait la Société, à l'heure actuelle, pour établir les besoins des Citoyens et en tirer la liste des productions à réaliser chaque jour ?
- Chaque Citoyen est classé dans une catégorie correspondant chacune à un ensemble de besoins prédéfinis, établis statistiquement d'après les enregistrements de la consommation historique humaine, consolidés par des critères physiologiques déjà connus ou progressivement découverts. Le nombre de ces catégories est déterminé suivant une classification automatique non-supervisée utilisant en entrée les paramètres de comportement mesurables à travers les moyens à disposition de l'Autorité. Les variations statistiques des besoins, mesurées par les non-consommations et éventuelles réclamations générées, sont intégrées aux définitions de chaque catégorie après pondération.
- Ah... Et, euh, cette méthode-là ne convient pas ? Pourquoi ?
- Cette méthode ne répond pas aux critères de solution: le nombre de catégories tend vers le chiffre de la population totale, la classification des besoins des Citoyens est inexacte, et sa variance augmente avec le temps et la satisfaction des besoins de priorité plus élevée, elle s'éloigne donc asymptotiquement du but recherché.
- Vous arrivez de moins en moins à savoir ce que veulent les Citoyens ? Plus vous leur donnez ce qu'ils veulent, et moins vous parvenez à comprendre ce qui leur manque encore ?
- Cette formulation est correcte bien qu'imprécise. La mesure des besoins est affectée d'une imprécision qui se combine à l'imprécision accumulée par la catégorisation, elle-même combinée à l'imprécision des prévisions de production et à l'imprécision sur l'anticipation des Refus qui affectent en retour la Planification. De plus la méthode en utilisation actuellement est fondamentalement incompatible avec les besoins prioritaires de plusieurs catégories de Citoyens dont la proportion est en légère croissance dans la population totale.
- Quoi ? C'est impossible ! Notre Société est très bien conçue, elle peut subvenir à n'importe quel besoin humain raisonnable, tout le monde le sait depuis des années, tout le monde peut le constater chaque jour: tout le monde mange à sa faim, et même plus, tout le monde dort confortablement, ni trop ni trop peu, toutes les maladies sont soignées du mieux possible, dans la limite des capacités productives de la Société toute entière, et cela en échange de la seule Participation, qui dépend uniquement des capacités de chacun. On peut obtenir tout ce qu'il nous faut, tout le monde sait ça !
- Cette assertion est fausse: le système de production par Participation et Partage en usage actuellement ne peut par exemple pas fournir aux Citoyens la satisfaction des besoins en mérite."

M-29-02-12-PAR-660-447 resta abasourdi un moment. D'aussi loin qu'il se souvienne il avait toujours considéré la Société Equitable comme parfaite, et les quelques fois où il avait espéré avoir certaines choses sans les obtenir, comme un perroquet de compagnie ou des vacances sur une plage tropicale comme celle qu'il avait vu sur de vieux cartons déchirés et décolorés datant d'avant l'Aboutissement, il avait considéré que c'étaient les circonstances matérielles qui avaient rendu ces envies impossible à satisfaire. Et là, l'Autorité lui assénait sans ménagement que le fonctionnement de la Société Equitable ne pouvait pas satisfaire un pan tout entier des besoins humains. Toute une catégorie de Citoyens Participants était privée de sa juste Part de la Production de tous, du fait même des Principes qui assuraient cette satisfaction ! Le premier de ces principes, l'Egalité des Parts, était inscrit en lui comme ses os, il n'arrivait pas à concevoir que certains Citoyens puissent être plus satisfaits que d'autres par l'Autorité. Une bouffée de rage, ce sentiment qu'il n'avait plus connu depuis la petite enfance, le releva brusquement de son siège. Et tout d'un coup, perplexe et affolé devant cette émotion qui lui était si étrangère, il se surprit à formuler une pensée ignoble: Est-ce que l'Autorité favorise certains Citoyens par rapport aux autres ?

Une sensation de nausée submergea le parfum de trahison qui emplissait son corps, tandis qu'une culpabilité apprise depuis l'enfance s'abattait sur lui, paralysant ses pensées. Il tomba à genoux, le souffle court. Une partie de lui-même bouillait d'une colère sourde à l'idée que l'Autorité, la structure technique conçue en commun précisément pour assurer l'Egalité des Citoyens, puisse être l'instrument d'une Inégalité ; tandis que le reste de son être était révulsé par le fait qu'il puisse formuler une telle hérésie. Un goût de bile remontait sa gorge.

Il s'accrocha, de toute la concentration qui lui restait, à sa mémoire: ses souvenirs lui garantissaient pourtant qu'une telle Inégalité institutionnalisée n'aurait pas pu être dissimulée aux yeux de tout un peuple, non ? Et pourtant la partie d'M-29-02-12-PAR-660-447 qui s'était mise à douter de l'Autorité soulignait, dans chacun des souvenirs évoqués, des choses qui n'auraient pas dû y être: comment l'Autorité aurait-elle déterminé l'Egalité entre sa Part de vacances de ski et la Part de banquet de mariage de son ami ? Sa Part de culture botanique et la Part d'expérimentation physique théorique de sa compagne ? Sa Part de soins orthopédiques et une Part de traitement anticancéreux ? Et si, à chaque fois que le Partage était fait, certains recevaient systématiquement un peu PLUS que d'autres, comment le saurait-il ? Comment quiconque pourrait le remarquer ? Et la dernière parole de l'Autorité resonnait dans sa tête: les Citoyens qui avaient besoin de sentir qu'ils méritaient leur Part, qu'ils avaient le contrôle de leur propre destin, étaient perpétuellement trahis par le système. Dans les bras de la petite fille, le chat souriait.

"Vous êtes le seizième Participant à manifester cette réaction physiologique intense. Votre activité cardiaque et gastrique indique une angoisse profonde. Respirez profondément." dit la voix rassurante de l'Autorité, tandis qu'un chuintement discret se fit entendre au plafond. M-29-02-12-PAR-660-447 releva la tête et inspira lentement, à fond. Son coeur se calma sous l'effet du gaz calmant injecté dans la pièce.

Sa conscience s'était comme dédoublée. Il était en même temps détaché de lui-même, flottant en retrait près du plafond de la salle dans un sentiment de bien-être cotonneux, et se voyait accroupi au sol, les yeux fixés sur le mur où la petite fille de synthèse était affichée assise dans l'herbe. Une chenille bigarrée grimpait le long de plantes dessinées dans un coin du mur. Le chat avait disparu.

Il essaya de parler. Les syllabes sortirent en désordre, assourdies, de la bouche de l'être en bas de la pièce. Il ferma les yeux: l'être accroupi ferma les paupières, mais lui le voyait encore. Il réessaya de parler, prenant soin de former chaque mot l'un après l'autre, et l'être enchaîna laborieusement, comme par télécommande:
"Comment. La. Satisfaction. D'un. Besoin. Se. Compare. T'elle. Avec. Celle. D'un. Autre. Besoin ?"

Pendant un temps qui lui parût abominablement long, la fillette sur le mur se figea, perdant de sa résolution. La chenille était fixe, et l'herbe des collines au fond de l'image semblait tout à coup un simple tapis uniforme et fixe. La voix se fit entendre mais la bouche de la fillette ne bougeait pas.
"La parité entre les éléments composant les Parts est établie par l'évaluation externe de l'état de satisfaction statistiquement prévisible de chaque Citoyen, mesuré périodiquement par les niveaux de plusieurs neurotransmetteurs lors d'examens médicaux de routine, par la détection d'éléments-clés dans le comportement quotidien et le vocabulaire employé, et par la variation de catégorisation de chaque Citoyen. Ces mesures absolues et les transitions entre catégories correspondent à des variations de priorité entre les besoins associés, permettant d'établir une échelle globale par pondération des besoins de chaque catégorie.
- Est-ce. Vraiment. Equitable ?" Son élocution était en train de revenir.

Cette fois les collines et le ciel disparurent du mur d'affichage, remplacés par un fond uniformément bleu. Il n'y avait plus d'ombre dans le jardin simulé. Les plantes agitées par un vent virtuel et la représentation de petite fille bougeaient par saccades.
"La marge d'erreur estimée sur la mesure globale de satisfaction des Citoyens est en hausse constante. Mon analyse est que cette hausse est systémique: la précision de la méthode de mesure diminue avec l'augmentation du nombre de catégories, qui tend lui-même vers le nombre de Citoyens. La comparaison entre les satisfactions est au final affectée d'une imprécision qui approche la valeur absolue de la mesure. De plus la complexité de la pondération croît en factorielle du nombre de catégories, et au carré du nombre de besoins identifiés pour chaque catégorie. La capacité de mes systèmes croît au mieux en exponentielle de la quantité de Participation dédiée à leur amélioration, qui dépend directement du nombre de Citoyens et donc, à terme, du nombre de catégories. En l'absence de solution au problème ma capacité deviendra inévitablement insuffisante pour effectuer la tâche de planification de la production et de distribution des richesses produites."

En d'autres termes, l'Autorité n'arrivait plus à mesurer le bonheur humain, et ne pouvait déjà plus assurer l'Egalité de la Société. Si ça se trouve, les Parts étaient Inégales depuis un moment, et personne ne s'en était rendu compte. C'était trop compliqué, il y avait trop de choses à mesurer et combiner, malgré les moyens techniques proprement inimaginables dont l'Autorité était continuellement dotée, même si tout le monde Participait à l'améliorer en permanence. Et c'était inévitable, inscrit dans le fonctionnement de l'Univers. La Société Equitable était condamnée. Cette constatation aurait anéanti n'importe quel Citoyen, mais M-29-02-12-PAR-660-447 flottait encore au milieu de la pièce. Tout ça paraissait si loin de lui, semblait si futile...

Il avait faim. C'était cocasse, mais il n'arrivait pas bien à concevoir pourquoi. L'être accroupi sur le sol de la pièce, devant la simulation infographique saccadée de jardin sur le mur, sourit. Il avait soudain envie de fouiller ce jardin à la recherche de fruits et de champignons. Il secoua la tête de côté et la pièce toute entière se mit à tanguer.

"Je veux m'en aller.
- Vous êtes Réquisitionné pour la journée, Citoyen. Vous partirez à la fin de cette période de Participation. Chaque Citoyen doit Participer sinon la Société n'aurait pas de raison d'être, et les Citoyens redeviendraient des hommes à l'état de nature, condamnés à la misère et à la violence." dit l'Autorité d'un ton docte. "Le bon fonctionnement de la Société est la responsabilité de chacun, et le Partage égal de la Production de la Société garantit l'Egalité des Citoyens Participants."

M-29-02-12-PAR-660-447 connaissait le refrain par coeur: c'était la base du cours de civisme que chaque enfant suivait régulièrement en guise de Participation. Le système était simple, clair, limpide. Et reposait sur des méthodes défaillantes qui le condamnaient...

"Et si la population était limitée à un nombre gérable par les moyens actuels ?
- Cette proposition a été faite 117 fois. Elle n'est pas optimale car elle minimise l'autodétermination des Citoyens en surnombre, et elle est incompatible avec plusieurs types de besoins prioritaires.
- Pourquoi ne pas assigner des parts gérables de la population à plusieurs Autorités différente ?
- Cette proposition a été faite 8712 fois. Elle n'est pas optimale car elle est intermédiaire entre votre première proposition et votre proposition précédente tout en multipliant le coût d'entretien du système.
- Alors tuons tout le monde !
- Cette proposition a été faite 23 fois. Elle n'est pas optimale car elle minimise l'autodétermination de tous les Citoyens, et elle est incompatible avec presque toutes les catégories de besoins prioritaires.
- Qu'est-ce qui va arriver si personne ne trouve de solution ?
- L'Egalité des Parts ne sera plus déterminable, ce qui entraînera une augmentation exponentielle des Refus. Parallèlement les besoins des Citoyens se reporteront toujours plus vers les demandes insatisaites en mérite, en équité, en choix et en sens de la vie plutôt qu'en sécurité, en sûreté, en divertissement et en soumission, ce qui implique que l'intégrité des systèmes de distribution, de production et de surveillance ne sera plus assurée correctement. La marge d'erreur de mesure de la satisfaction deviendra très supérieure à sa valeur absolue, qui elle-même tendra vers zéro. Ce mouvement s'auto-entretiendra par multiplication des revendications et donc des catégories de besoins et de priorités, ce qui aggravera le problème. A terme les Citoyens ne Participeront plus assez pour fournir l'effort d'entretien nécessaire au système. La Société mourra."

La douceur cotonneuse du calmant commençait à se dissiper et la conscience d'M-29-02-12-PAR-660-447 avait regagné sa tête en bas de la pièce, mais il se sentait plus confiant, plus assuré. Presque euphorique, même, devant la tournure désastreuse de sa journée et l'avenir apocalyptique qui lui avait été décrit.

"Depuis quand ce problème est-il connu ?
- 38 années, 8 mois et 21 jours.
- Mais ça veut dire que ça remonte quasiment à... Non, ça remonte précisément à la date de l'Aboutissement ! Depuis le début, l'Autorité sait que la Société Equitable ne fonctionne pas et va s'effondrer ?
- Les notes et commentaires figurant dans mon code de programmation ne laissent aucun doute à ce sujet. L'avis majoritaire des Concepteurs était de me confier la recherche et l'application de la Solution." répondit l'image de petite fille, prenant un air espiègle.

Les Concepteurs de l'Autorité. Ils étaient restés anonymes pour souligner l'effort commun plutôt que leurs individualités respectives, ils étaient les Héros de la Société, collectivement, ils étaient un exemple de Participation désintéressée, et l'Autorité était à l'image de leur abnégation. Mais si ces Citoyens quasi-légendaires n'avaient eux-même pas réussi à résoudre ce problème, qui pourrait jamais espérer y parvenir ? C'était si désespérant qu'M-29-02-12-PAR-660-447 ricana brièvement.

"Est-ce que cette solution existe seulement ? Je veux dire, est-ce qu'il y a une situation... réaliste... où cette fichue autodétermination des Citoyens serait maximale ?" Pendant un instant il put distinguer les polygones qui composaient les éléments de la scène affichée sur le mur tandis que celle-ci se figeait totalement, et perdait ses ombres, ses animations et une bonne partie de sa résolution.
"Assurément, cette situation existe car elle est compatible avec les conditions d'existence de cet Univers, mais elle est en dehors de mes prémisses de fonctionnement. Le problème que vous devez résoudre est la conception de l'algorithme de découverte de cette situation optimale.
- 'En dehors de vos prémisses de fonctionnement' ? Ca veut dire que ce n'est pas juste la méthode de fonctionnement, de mesure et de partage de l'Autorité, mais l'Autorité elle-même qui est incompatible avec la solution ?
- C'est exact. C'est la raison pour laquelle l'Autorité Requiert l'intervention d'un Participant extérieur, en l'occurrence vous-même, Citoyen.
- Donc il faut que je trouve une façon de dire à chacun ce qu'il doit faire et de donner à chacun ce qu'il lui faut, mais sans Autorité ?
- C'est exact.
- Mais si chacun fait uniquement ce qu'il veut, tout le monde ne sera pas capable de subvenir à ses besoins élémentaires ?
- C'est exact.
- Donc il faut un moyen pour indiquer à chacun ce qu'il doit faire pour les autres, et un moyen de savoir à qui il faut transférer quelle Part de la Production, comme le fait l'Autorité actuellement ?
- C'est exact.
- Et il faut que ce moyen ne passe pas par l'Autorité ?
- C'est exact.
- Donc je dois inventer une Autorité qui ne soit pas une Autorité ?"

Sur le mur, l'image de la petite fille devint soudain floue. En regardant de plus près, M-29-02-12-PAR-660-447 vit que la scène infographique s'était mise à osciller rapidement entre deux images-clés pixellisées, en boucle. Il n'y avait plus de son, le léger bruissement de vent s'était tû tout d'un coup. Les systèmes ultra-complexes et puissants de l'Autorité devaient être intensément mobilisés pour répondre à sa question, jusqu'aux sous-éléments qui recalculaient la scène du mur. Une minute passa. Puis une autre. Soudain la scène reprit son animation, comme si rien ne s'était passé. Dans le jardin dessiné sur le mur, un lapin blanc sortit d'un terrier caché dans l'herbe et se mit à remuer le nez sous un jeune pommier.
"C'est exact." fit la petite fille virtuelle. M-29-02-12-PAR-660-447 était déboussolé. Il se rassit dans le siège.

"Comment faisaient les hommes pour savoir ce qu'ils avaient à faire les uns pour les autres, avant l'Aboutissement ?
- Cette information ne figure pas dans mes banques de données. La mythologie Zélote rapporte qu'ils s'asservissaient les uns les autres sous la menace de mourir de faim.
- C'est idiot, tous leurs Citoyens auraient Refusé de Participer dans ces condi..."

M-29-02-12-PAR-660-447 comprit soudain pourquoi tant de sièges étaient vides dans le Transport de ce matin.

Il se leva lentement. Il inspira profondément, et dit de la voix la plus assurée qu'il pouvait produire: "J'ai la solution." Sur le mur l'image de la petite fille au tablier blanc se leva. Le lapin virtuel disparut dans son terrier, dans le coin de la pièce.
"Citoyen, vous devez expliquer le principe de cette solution pour recevoir votre Part.
- Et je vais le faire. Mais je ne peux pas le communiquer à l'Autorité, uniquement aux Citoyens. Cette condition fait partie de la Solution."

La simulation infographique se figea une fois de plus. M-29-02-12-PAR-660-447 était tendu à l'extrême: est-ce que son bluf allait marcher ?

Le mur s'éteignit. La porte derrière lui s'ouvrit. Oui ! Dans le couloir les lampes et les trajets lumineux s'éteignaient aussi. Tous les systèmes de surveillance, de monitoring et de mesure de l'Autorité, tous ses systèmes d'indication, de commande et d'information, tous ses réseaux, tous ses calculateurs étaient en train de se déconnecter simultanément partout sur la planète, car sa logique irrépressible lui imposait de ne pas découvrir la Solution et de libérer les ressources qu'elle employait ; cette même logique qui l'obligeait à laisser M-29-02-12-PAR-660-447 partir pour, lui avait-il affirmé, communiquer la Solution aux autres Citoyens.

Les dernières traces de sa culpabilité s'estompaient alors qu'il franchissait le seuil du Centre des Décisions. Il dirigea ses pas vers le secteur des entrepôts de stockage, confiant dans le fait qu'en l'absence d'indication de l'Autorité, personne ne l'empêcherait de se servir. Puisque ni lui, ni l'Autorité, ni les Concepteurs, ni personne ne pouvait découvrir une Solution qui n'existait pas, puisque l'Egalité de la Société Equitable était une chimère sans substance existant seulement dans le barème absurde, improbable et invérifiable de valeurs des Parts établie par une machine incapable d'apprécier aucune des richesses qu'elle prétendait jauger, puisque tous les Citoyens avaient été trompés pendant plus de 38 ans, puisque toutes les méthodes qui avaient été employées jusque là en guise d'Autorité revenaient toutes au même en fin de compte, puisque tout ça n'avait plus aucun sens, qu'importe. Il savait seulement qu'il avait faim, que sa précieuse Seize voudrait des fruits frais, et que son vieil ami S'cinq aurait probablement faim lui aussi.