Gabriel Tarde

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Gabriel Tarde
Gabriel Tarde

Jean-Gabriel de Tarde ( 1843, Sarlat1904, Paris) était un juriste, sociologue et philosophe français et l'un des premiers penseurs de la criminologie moderne. Ses fils, Alfred de Tarde (1880-1925), Paul de Tarde (1878-1948) et Guillaume de Tarde (1885-1989), poursuivirent un moment son œuvre.

Adversaire de la théorie de Cesare Lombroso sur l'origine biologique du crime, mais surtout le concurrent d'Émile Durkheim lors des premiers débats qui donneront naissance à la sociologie moderne française, il s'est fait connaître notamment par son ouvrage intitulé Les Lois de l'imitation (1890), qui rend compte des comportements sociaux par des tendances psychologiques individuelles. S'il fut un des grands acteurs des débats intellectuels de la seconde moitié du XIXe siècle, ses travaux sont restés dans l'ombre de ceux de l'école durkheimienne. Néanmoins, son oeuvre est aujourd'hui redécouverte et fait l'objet d'une réédition complète dans la collection « Les empêcheurs de penser en rond » sous la direction d'Éric Alliez.

Sommaire

[modifier] Biographie

Gabriel Tarde naît dans une famille de juristes. Si sa scolarité montre un élève brillant, son parcours est compromis par des problèmes de santé ; il profite cependant de ses périodes de convalescence pour lire – notamment Leibniz, qui eut une influence certaine sur sa pensée (voir par exemple « Monadologie et sociologie », 1893). Plus tard, il devient juge à Sarlat, fonction qu'il occupera jusque sa mort.

Parallèlement à cette carrière de magistrat, Tarde entre en relation avec l'école criminaliste de Cesare Lombroso, mais très tôt il devient l'un des plus farouches adversaires de ce groupe. Il rejette en effet la théorie de l'origine physique de la criminalité, lui préférant l'aspect sociologique et psychologique.

Cette polémique n'est cependant pas ce qui le rend célèbre : c'est la parution de ses Lois de l'imitation en 1884 qui le fait connaître des milieux intellectuels. Il participe alors à la Revue Philosophique de France et de l'étranger de Théodule Ribot, ainsi qu'à la Revue internationale de sociologie de René Worms. De son vivant, sa notoriété dépasse celle de Durkheim. Sa nomination à la chaire de philosophie moderne du Collège de France consacre cette popularité.

Gabriel Tarde fait paraitre de nombreux ouvrages, et ne se limite pas aux textes sociologiques et philosophiques. Il écrit également des poèmes, des pièces de théâtres, et même un récit utopique (Fragment d'histoire future, 1896). Il reste par ailleurs discret sur le plan politique, notamment au moment de l'affaire Dreyfus.

Sur le plan disciplinaire, la pensée sociologique de Tarde s'est largement éclipsée au profit de celle de l'école durkheimienne. Tarde n'a pas fait école, et ses écrits, sans réelle volonté programmatique, étaient de facture moins académiques que ceux de son concurrent: sa pensée n'a en conséquence pas connu de postérité considérable. À cela s'ajoute que ses travaux laissaient indéterminée la frontière entre psychologie et sociologie, et manifestaient une tendance à élargir jusqu'à l'universel, attitude peu conforme à la spécialisation et à la division du travail intellectuel dans la France de l'époque.

Son influence reste toutefois prégnante chez de nombreux auteurs et courants de la sociologie. Aux États-Unis, il est perçu comme l'un des fondateurs de la psychologie sociale, tandis qu'en France, il a été redécouvert dans les années 1960 par le philosophe Gilles Deleuze qui, entre autres noms moins connus, a beaucoup contribué au regain d'intérêt actuel pour Tarde. D'autres penseurs tel Peter Sloterdijk ou Bruno Karsenti se revendiquent de l'héritage de Tarde. En 2005, dans Changer de société. Refaire de la sociologie, Bruno Latour fait de l'auteur des Lois de l'imitation l'un des précurseurs de la théorie de l'acteur-réseau. Michel Maffesoli s'inspire également de ces "Lois de l'imitation" pour forger son concept de "tribu" dont le principe de similitude développé par Tarde est au coeur de l'analyse maffesolienne.

[modifier] Théorie sociologique

Tarde propose deux notions pour expliquer les mouvements sociaux : l'imitation et l'invention. Chacun imite ce qu'il admire, ce qu'il juge bon et capable de lui servir de modèle, mais agence, de manière originale, par leur mélange, les imitations choisies à plusieurs sources. Ainsi l'Histoire se présente comme une succession de flux imitatifs différents, une succession de modèles aptes à susciter une imitation par un grand nombre d’individus. Pourquoi l'imitation ? Parce que Tarde conçoit les individus comme un grand ensemble de reflets (il reprend l'idée des monades de Leibniz), c'est-à-dire que chacun voit ses semblables et en eux se retrouve lui-même. C'est un jeu de miroir qui est au cœur de la vie en société, dans le sens où chaque fois on est juge et jugé, face aux autres et les autres face à nous, de sorte que naturellement on en vient à faire comme l'autre, pour que lui se reconnaisse en vous et inversement, vous en lui, pour que cette vie en société, en somme, soit cohérente et possible, partage de points communs et non opposition de dissemblances – relation où même la tendance à l’opposition devient point commun : « Deux choses opposées, inverses, contraires, ont pour caractère propre de présenter une différence qui consiste dans leur similitude même, ou, si l'on aime mieux, de présenter une ressemblance qui consiste à différer le plus possible » (L'opposition universelle : essai d'une théorie des contraires, 1897). On comprend dès lors ce qui fait dire à Bruno Latour que Tarde est un précurseur de la théorie de l'acteur-réseau: maillon d'une chaîne sociale ininterrompue, l'individu trouve sa place dans la société à travers les relations d'influence qu'il tisse avec ses semblables.

À la base de l'imitation et de l'invention, qui sont des actes, des processus, Tarde place la croyance et le désir, qui sont des caractères psychologiques individuels : « La croyance et le désir : voilà donc la substance et la force, voilà aussi les deux quantités psychologiques que l'analyse retrouve au fond de toutes les qualités sensationnelles avec lesquelles elles se combinent ; et lorsque l'invention, puis l'imitation, s'en emparent pour les organiser et les employer, ce sont là, pareillement, les vraies quantités sociales » (in Les lois de l'imitation (1890)).

Par croyance Tarde entend désigner le crédit qu'un individu peut porter à un ensemble de représentations, à une personne qui les véhicule, à un système de valeur particulier. C'est la croyance qui permet l'imitation ; et c'est le désir qui permet l'invention, puisque par désir il s'agit d'indiquer le réinvestissement des différentes croyances qui se confrontent, en un mouvement perpétuel, la croyance nourrissant le désir, qui lui-même la nourrit.

Tarde dit encore, dans Essais et mélanges sociologiques: « Ma pensée à cet égard se résume dans le double énoncé suivant, qu'il serait trop long de développer : 1. Au fond des phénomènes internes, quels qu'ils soient, l'analyse poussée à bout ne découvre jamais que trois termes irréductibles, la croyance, le désir, et leur point d'application, le sentir pur, - extrait, par abstraction et hypothèse, de l'amas de propositions et de volitions où il se trouve engagé. 2. Les deux premiers termes sont les formes ou forces innées et constitutives du sujet, les moules où il reçoit les matériaux bruts de la sensation. Ce sont les deux seules catégories auxquelles on n'ait pas songé, probablement parce qu'elles sautaient aux yeux, et les deux seules qui, je crois, méritent ce nom. »

Tarde avance ici l'idée qu'il n'y a pas de contradiction entre présenter les mouvements globaux de la société et placer, à la base d'une réflexion sur celle-ci, un individualisme radical. C'est que la sociologie de Tarde est une microsociologie, en ce sens qu’elle repose sur des mécanismes psychologiques individuels, et laisse donc à l'individu toute son importance, dans le maillage social et transhistorique.

Pour Tarde, l'imitation opère selon deux lois fondamentales : d’abord, croyance et désir sont des spécificités psychologiques individuelles, c'est-à-dire que leur propagation, à travers l'imitation, se fait de l’intérieur vers l’extérieur, de la pensée aux actes ; ensuite, le mouvement se fait des élites vers le peuple, d’individus supposés en haut de la hiérarchie sociale (savants, artistes, éminences spécialistes), vers le bas de la société, classes supposées inférieures (ouvriers, individus non qualifiés).

Tarde compare ce processus à une « sorte de château d'eau social d'où la cascade continue de l'imitation doit descendre ». Et si l’élite d’une société, au sommet du « château d'eau », ne propose plus de nouveauté et reste sur ses anciennes « inventions », entendues au sens de Tarde, devenues croyances, traditions pour les « imitants » des classes populaires, alors « on peut dire que sa grande œuvre est faite et son déclin avancé » .

« Le lien social a donc trois composantes selon Tarde : l'imitation, l'opposition et l'adaptation » , ainsi que le résume Denis Touret. Il s’agit de dire ici que le processus imitation - invention est un processus problématique : les flux imitatifs sont contradictoires, et leur accord, qui correspond à une relative stabilité de la société, ne se fait pas sans qu'il y ait lutte, résistance des modèles anciens aux modèles nouveaux. Mais il y a adaptation : de la lutte entre flux imitatifs différents, il ne résulte pas de victoire radicale de l’un sur l’autre, mais un compromis, un mélange, qui est lui, pleinement nouveau – jusqu’à ce qu’un nouveau modèle vienne le concurrencer...

Tarde conçoit donc une explication de la société qu'il place en regard d'une explication universelle: développant son raisonnement dans une perspective diachronique, il fait de l'imitation le moteur de l'Histoire, plus encore qu'un simple mécanisme social. L'intervention des monades leibniziennes est symptomatique d'un essentialisme historique, qui sacre la permanence plutôt que la différence: quand Tarde fait de l'invention et de la différence les moteurs du changement dans les sociétés humaines, il assure en filigrane la permanence infinie des mouvements d'imitation, de répétition et d'opposition. Le progrès est, dans sa théorie, un accident historique et temporaire, et l'individu est l'objet de ses croyances et de ses désirs, plutôt que le maître de ses actes: la théorie générale de Tarde tente donc de concilier l'immanence du plan social, et la transcendance monadologique - une posture paradoxale qui aura, elle aussi sans doute, contribué à l'insuccès historique de Tarde.

[modifier] Les lois de l'imitation

Tarde fait de l'imitation le fondement du lien social, celle-ci couvrant tous les aspects de la vie sociale (religieux, politique, juridique, scientifique, économique, linguistique et culturel). Il y a d’abord des innovations ou des découvertes, qui peuvent n'être qu’un perfectionnement, si faible soit-il, d'innovations réalisées auparavant. Ces « initiatives rénovatrices » se propagent ensuite par imitation et répétition, s'étendent d'un milieu social vers un autre, d’un village à un autre, d'un pays à un autre. Les civilisations conquérantes imitent ainsi les civilisations conquises et vice-versa.

Les imitations ne sont pas toujours des copies exactes, mais peuvent être des similitudes (ce qui revient, pour Tarde, à des imitations) ; chaque copie est un modèle pour la copie suivante. L'imitation se propage ainsi par ondulation sur la société, à condition de ne pas rencontrer d’obstacles, telle une pierre qui produit des ondulations une fois jetée dans l’eau. Celles-ci s’étendent avec plus de facilité à mesure que se développent les techniques de communication et de transport.

L'imitation forme pour Tarde un cycle, où elle fait d’abord face à une résistance avant qu'il y ait adaptation. Lorsqu’une civilisation en imite une autre, la résistance sera plus grande et l’imitation subira de plus grandes transformations.

Dans sa théorie, Tarde laisse peu de place à l’autonomie. Chaque découverte ou métier provient d’une analogie avec une découverte précédente qui en copie un principe commun. Par exemple, à partir d’un premier échange de biens, d’autres échanges ont pu avoir lieu jusqu'au développement de l'économie moderne.

[modifier] Foule, public et corporation

[modifier] Foule

Pour Tarde la foule est un phénomène passionnel, instinctif et dangereux car incontrôlable. Les comportements des menés tendent vers l'uniformité et l'unanimité par phénomène d'imitation affective.

C'est Gustave Le Bon (1841-1931), avec qui Tarde a fréquemment correspondu, qui s'attachera à l'étude de ces « groupes de l'instant » que constituent les foules et à leur psychologie collective particulière qui ne les rend pas seulement potentiellement « criminelles » comme le pensait Tarde, mais aussi capables d'amour, de sacrifice, d'héroïsme. Dans Psychologie des foules, paru en 1895, il recense différentes sortes de foules et analyse les diverses logiques qui s'y trouvent en œuvre (voir Catherine Rouvier, Les Idées politiques de Gustave le Bon, PUF, « Politique d'aujourd'hui », 1986).

À la page 9 de Psychologie des foules Gustave Le Bon écrit : « des milliers d'individus séparés peuvent à un moment donné, sous l'influence de certaines émotions violentes , un grand événement national par exemple, acquérir les caractères d'une foule psychologique ». On a là une anticipation de la notion de « public » qui naîtra avec le développement du cinéma, tout juste découvert au moment ou Le Bon écrit ces lignes, puis de la radio et de la télévision, notion développée aujourd'hui par Dominique Wolton (revue Hermes) ou Régis Debray (cours de « médiologie »).

Gabriel Tarde avait également pressenti le phénomène dans un article "La psychologie du jury" paru dans l'Opinion en 1898, p 498-500 et dans L'opinion et la foule, paru en 1902.

[modifier] Public

Un public est une collection d’individus apparemment autonomes et indépendants, qui ne se connaissent et ne se voient pas (contrairement à une foule), mais qui tendent malgré cette séparation spatiale à penser et à agir de la même façon, parce qu’ils « se retrouvent » circulairement dans les média qui informent leur sensibilité et leur idéologie, selon une logique qui relève des lois du marché davantage que d’un contrôle politique direct.

[modifier] Corporation

C'est une foule durable, organisée,hiérarchisée et régulière. Par exemple: l'Église, l'État,...

[modifier] Publications

s:Accueil

Voir sur Wikisource : Gabriel Tarde.

  • La Criminalité comparée (1890)
  • La Philosophie pénale (1890)
  • Les Lois de l'imitation (1890)
  • Les Transformations du droit. Étude sociologique (1891)
  • Monadologie et sociologie (1893)
  • La Logique sociale (1895)
  • Fragment d'histoire future (1896)
  • L'Opposition universelle. Essai d’une théorie des contraires. (1897)
  • Écrits de psychologie sociale (1898)
  • Les Lois sociales. Esquisse d’une sociologie (1898)
  • Psychologie économique, Paris, Félix Alcan (1902)
  • L'Opinion et la foule (1901)(réédité en 2006)

[modifier] Bibliographie

  • Jean Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l'Histoire, 1970
  • Pietro Semeraro, Il sistema penale di Gabriel Tarde, Padova, Éd. Cedam, 1984.
  • Maurizio Lazzarato, Puissances de l'invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l'économie politique, 2002
  • Éric Letonturier, « Gabriel Tarde, sociologue de la communication et des réseaux », dans Cahiers internationnaux de sociologie, vol. CVIII, 2000, p. 79-2002.
  • Yves Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. Tarde et Spinoza » in Yves Citton & Frédéric Lordon, Spinoza et les sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 47-123.ISBN 978-2-35480-014-7

[modifier] Le prix Gabriel Tarde

Depuis 1972, le prix Gabriel Tarde récompense, tous les deux ans (sauf exceptions), le meilleur travail en français de recherche en criminologie (science juridique, psychologie, philosophie pénale, sociologie, anthropologie). Il est décerné par un jury international indépendant, réuni sous l'égide de l'Association française de criminologie. Il a déjà récompensé Claude Faugeron (1973), Pierre Lascoumes (1975), Arlette Farge (1979), René Lévy (1987), Marie Vogel (1994), Philippe Combessie (1996), Hélène L'Heuillet(2001). Le prix Gabriel Tarde 2007 a été décerné à François Bonnet.

[modifier] Liens externes