Vers libre

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Un vers libre est un vers qui n'obéit pas à une structure régulière : ni mètre, ni rimes, ni strophes. De son côté, le vers traditionnel observe un nombre fixe de syllabes par vers et de vers par strophe.

Cependant, le vers libre conserve certaines caractéristiques du vers traditionnel :

  • la présence d’alinéas d’une longueur inférieure à la phrase ;
  • la présence de majuscules en début de ligne ;
  • une mise en page laissant respirer les blancs ;
  • des séquences de vers de dimensions variables séparées par un saut de ligne ;
  • des longueurs métriques variables mais repérables ;
  • des effets d’enjambement ;
  • des échos sonores ;
  • etc.

[modifier] Historique

Commençons par préciser qu’il est malaisé d’attribuer la paternité du vers libre à tel ou tel poète. D’aucuns se le réclament d’ailleurs. La « création » de ce (non) procédé métrique prend en réalité forme sous l’impulsion de plusieurs écrivains, eux-mêmes influencés par leurs prédécesseurs, à une époque où la poésie commence à s’affranchir des règles strictes auxquelles elle obéit depuis tant de siècles. Le vers libre apparaît dans un contexte qui fait suite au classicisme et aux Parnassiens (fin du XIXe siècle), il est esquissé par certains, concrétisé par d’autres, et participe surtout à la « modernisation » de la poésie.

Bien avant que n’apparaisse l’appellation commune de « vers libre », la poésie française s’autorisait déjà des libertés métriques. Il s’agissait alors du « vers irrégulier ». Ainsi La Fontaine avait-il choisi ce procédé et en expliquait la raison dans la préface de ses premiers Contes : « L’auteur a voulu éprouver lequel caractère est le plus propre pour rimer des contes. Il a cru que les vers irréguliers ayant un air qui tient beaucoup de la prose, cette manière pourrait sembler la plus naturelle, et par conséquent la meilleure ». C’est aussi le vers de Molière dans l’Amphitryon.

La versification s’était sensiblement assouplie au fil des siècles (avec des auteurs comme Victor Hugo ou Mérimée). Mais le vers libre tel qu’on l’entend au sens moderne du terme prend racine avec un grand poète, Charles Baudelaire (1821-1867). La postérité lui reconnaîtra surtout le mérite d’avoir « annoncé » la poésie moderne, en fondant les bases de ce que l'on appellera plus tard le symbolisme. Cette esquisse de révolution poétique tenait surtout à la nouveauté du style des Petits poèmes en prose. Attention, ne confondons pas « vers libre » et « prose poétique ». En effet, cette dernière reste de la prose, c'est-à-dire un texte avec des phrases et une ponctuation cohérentes, mais qui se distingue de la prose traditionnelle par un lyrisme plus grand et par le recours à des procédés d’écriture poétique (allitérations, métaphores, …). Cette prose poétique avait déjà pris naissance chez Chateaubriand et Aloysius Bertrand, par exemple, mais sera mal accueillie par les grands auteurs romantiques. C’est Baudelaire qui la remettra à l’honneur, mais là n’est pas son seul mérite. En effet, Baudelaire a bel et bien composé pour la deuxième édition des Fleurs du Mal (1861) un épilogue dans lequel il pratique le vers libre. Ce poème moins connu restera inachevé et ne paraîtra même pas dans la troisième édition de 1868. Il est pourtant d’une importance capitale, et l’on comprend pourquoi Baudelaire écrivit dans une lettre à son éditeur Poulet-Malassis à propos de ce poème qu’il « vous étonnera » (1860). Il faut essayer en le lisant de percevoir la nouveauté de la forme pour cette époque :

Tranquille comme un sage et doux comme un maudit,
J’ai dit:
Je t'aime, ô ma très belle, ô ma charmante...
Que de fois...
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de l'infini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame…
Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,
Tes faubourgs mélancoliques,
Tes hôtels garnis,
Tes jardins pleins de soupirs et d'intrigues,
Tes temples vomissant la prière en musique,
Tes désespoirs d'enfant, tes jeux de vieille folle,
Tes découragements;
Et tes jeux d'artifice, éruptions de joie,
Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux.
Ton vice vénérable étalé dans la soie,
Et ta vertu risible, au regard malheureux,
Douce, s'extasiant au luxe qu'il déploie...
[…]

Après Baudelaire vient un jeune poète dont le talent précoce a indiscutablement contribué à la modernisation de la poésie en cette fin de XIXe siècle. Arthur Rimbaud (1854-1891) s’est non seulement illustré dans le style de la prose poétique, mais il a également écrit deux poèmes en vers libre dans ses Illuminations (date incertaine) : Marines et Mouvement. Avait-il lu l’épilogue des Fleurs du Mal ? Avait-il seulement conscience de l’originalité de son écriture ? L’impact des poésies de Rimbaud aura été, comme on le sait, considérable, et le poème que voici est l’un des plus stupéfiants :

Marines
Les chars d'argent et de cuivre
Les proues d'acier et d'argent
Battent l'écume,
Soulèvent les souches des ronces
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l'est,
Vers les piliers de la forêt,
Vers les fûts de la jetée,
Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière.

En 1886 (mai et juin), sont publiées les Illuminations de Rimbaud, dont la lecture bouleverse le poète français Jules Laforgue (1860-1887). Ce poète, dont la participation à une modernisation de l’écriture est bien attestée, pratiquait déjà une métrique qui s’affranchissait du vers traditionnel (par l’usage du vers impair notamment et sous l’influence de Verlaine entre autres). Après la lecture de Marines et Mouvement, Laforgue fera évoluer sa poésie jusqu’au vers libre dans ses œuvres posthumes Des Fleurs de bonne volonté (1890) et Derniers vers (1890). Signalons également que Laforgue fit la traduction française du recueil Leaves of Grass de l’américain Walt Whitman (1819-1892), qui écrivait en « blank verse », c'est-à-dire le vers libre anglais [1]. Voici un extrait de Simple agonie (octobre 1886) :

Oh! que
Devinant l'instant le plus seul de la nature,
Ma mélodie, toute et unique, monte,
Dans le soir et redouble, et fasse tout ce qu'elle peut
Et dise la chose qu'est la chose,
Et retombe, et reprenne,
Et fasse de la peine,
Ô solo de sanglots,
Et reprenne et retombe
Selon la tâche qui lui incombe.
Oh! que ma musique
Se crucifie,
Selon sa photographie
Accoudée et mélancolique!....

Grand ami de Jules Laforgue et directeur de la revue La Vogue dans laquelle seront publiées les Illuminations de Rimbaud en 1886, Gustave Kahn (1859-1936) était un poète symboliste français. Certains le reconnaissent comme auteur du premier recueil de poésie en vers libres, les Palais nomades (1887), recueil qu'il qualifiera lui-même dans la préface de ses Premiers poèmes comme "le livre d'origine du vers libre". S’il n’a pas inventé le vers libre, il s'en est surtout fait le théoricien, en reprenant et développant ce qu'il avait déjà proposé en 1888, dans la Revue indépendante: «L'importance de cette technique nouvelle […], sera de permettre à tout poète de concevoir en lui son vers ou plutôt sa strophe originale, et d'écrire son rythme propre et individuel […] ». Ces explications proposèrent une « officialisation » du vers libre. Notons qu’à cette date, Rimbaud avait déjà écrit Marines et Mouvement depuis une dizaine d’années.

Un dernier nom mérite d’être mentionné, surtout parce que certains lui attribuent la création du vers libre : il s’agit de l’artiste polonaise Marie Krysinska (1864-1908) qui publia en 1890 Rythmes pittoresques, un recueil en vers libre.

Après cela, nombreux sont les poètes qui cultivèrent le vers libre : Léon Bloy, Saint-John Perse, André Salmon, Emile Verhaeren, Paul Claudel, Guillaume Apollinaire, Henri Michaux, Louis Aragon, René Char, Yves Bonnefoy, et beaucoup d’autres.

Le poème suivant de Paul Eluard est un exemple de vers libres modernes :

Mes mains brûlantes glissent sur les murs glacés
J’ai peu d’espoir de mémoire
Déjà j’ai tout perdu
Je n’ai plus ces maisons de roses pénétrées
Ni les rues ces rameaux de l’arbre le plus vert
Mais les derniers échos de l’aube maternelle
Ont adouci mes jours.
Le livre ouvert (1938-1940).

Dernière remarque : le vers libre dans son essor n’a pas pris le monopole de l’écriture poétique. Au XXe siècle, les poètes sont encore très friands des vers à rythmes réguliers, de type alexandrins, et des sonnets et des quatrains.

[modifier] Référence

  1. La poésie anglaise n’a jamais été régie par des règles aussi strictes que la poésie française. Le vers libre, d’une certaine façon, existait déjà dans la poésie de langue anglaise, sous la forme du blank verse.